Dobby n'est pas un elfe libre

Harry Potter - J. K. Rowling
G
Dobby n'est pas un elfe libre
Summary
La vie de Dobby, depuis sa libération, jusqu'à sa mort.
Note
Cet OS a été écrit dans le cadre de l'ASPIC Angst du serveur Potterfictions (https://discord.gg/862aSNBDk6) (venez c'est trop bien !!!). Il ne peut faire plus de 10'000 mots et répond à un prompt imposé disponible à la fin du texte.Les trigger warnings sont également disponibles en note de fin.Merci à Akhmaleone pour la beta <3 et à Lune et Vince pour l'organisation de l'ASPIC !!!

Dobby réapparut sur la rive du Lac Noir, en face du château. La lune et son reflet dressaient une ligne perpendiculaire à la surface de l’eau, indicatrice bienvenue du sens de la gravité au milieu du ballet des étoiles et des fenêtres orangées de Poudlard. Dobby se sentit un instant perdu entre ciel et terre, entre les deux réalités jumelles qui s’étendaient au-dessus de sa tête et à ses pieds mouillés. Ses jambes se dérobèrent et il tomba à genoux.

Sous ses mains, les cailloux trempés bordaient l’eau miroitante. Dépourvus de la moindre capacité de réflexion, ils délimitaient les frontières de l’univers d’en bas. Dobby releva la tête vers le ciel. Là-haut, il n’y avait pas de plage rocailleuse, pas de barrière si ce n’était celle de ses propres orbites, juste une infinité d’étoiles que Dobby pouvait passer sa vie entière à compter, s’il le souhaitait. Il n’y arriverait sans doute pas, mais cela n’avait aucune importance. Les seuls obstacles qu’il rencontrerait désormais, lui appartiendraient.

L’air nocturne glissa un baiser frisson sur sa peau humide. Dobby n’y voyait plus rien à travers les larmes qui ruisselaient jusque dans sa taie d’oreiller. Il essuya ses yeux et baissa à nouveau le regard vers le lac. Son reflet lui rendit une expression tordue par les remous, ou par les pleurs. Dobby eut un sourire tendre en contemplant sa propre image noyée dans l’eau. Ce Dobby-là, cerné par les cailloux, appartenait au passé. Dobby lui adressa un mot d’adieu, soufflé dans le vent de la nuit, comme une promesse qu’il se faisait à lui-même. Puis, mû par une impulsion soudaine, il se releva et se détourna.

Il souriait de toutes ses dents.

Dobby était libre.


Les maîtres sont réunis autour de la table basse du petit salon. Ils s’accordent admirablement avec le mobilier opulent, dans leurs robes de velours, avec leurs couronnes de cheveux blonds. La lumière des candélabres complète celle du feu ronflant dans la cheminée de pierres sombres. Dobby s’avance avec précaution, un plateau de thé dans une main, une pile de serviettes dans l’autre.

— … à Poudlard, murmure le maître. Nous devrons nous montrer prudents.

— Lucius, n’est-ce pas dangereux ?

La voix de la maîtresse a des accents paniqués. Dobby se recroqueville pour se faire le plus petit possible, tout en poursuivant sa route vers la table basse.

— Drago n’a rien à craindre du Seigneur des Ténèbres. Seuls les Sang-de-Bourbe et les traîtres à leur sang seront éliminés.

Dobby se fige, le cœur battant. Un complot pour le compte de Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom ? Toute ambition de discrétion oubliée, bloqué dans une position grotesque, il tend l’oreille.

— Je ne suis pas rassurée, Lucius. Je ne vois pas l’intérêt de courir un tel risque dans le contexte actuel.

— Dans le contexte actuel, Narcissa, nous avons un amoureux des Moldus pour Directeur de Poudlard. J'œuvre pour l’avenir de notre fils, pour que…

Soudain, le silence s’insinue, s’étire, s’épaissit. Il se déploie dans le petit salon et s'amoncelle dans le ventre de Dobby qui relève la tête, saisi d’une peur instinctive au changement d’atmosphère. Il croise le regard du maître. Déjà orageux, à peine annonciateur.

La dernière chose que Dobby aperçoit est un rictus cruel au coin des lèvres du maître, la dernière chose qu’il entend est le fracas du plateau à thé qui s’éclate au sol. Ses sens se consument sous la douleur, sous ses poings qui frappent son crâne, sous son crâne qui claque les jointures de ses doigts. La tempête traîtresse siphonne ses muscles pour s’abattre sur chaque parcelle de sa peau, dans un cycle infernal né de sa propre chair. Dobby ne ressent plus rien, il s’est retranché quelque part au fond de son esprit, là où même lui ne peut pas se blesser.

Là, dans le noir total, dans l’absence de tout, il trouve une forme de réconfort.

Dobby s’éveilla en sursaut, comme frappé par la foudre. Ses muscles étaient paralysés, son cœur menaçait de s’échapper de sa poitrine. Chaque respiration râpait sa gorge sèche d’avoir trop crié. Il tenta se frotter les yeux avant de retirer précipitamment sa main, le contact de sa propre peau devenu intolérable. Hagard, haletant, Dobby ignora les protestations de son corps courbaturé, et se redressa en position assise. 

Un décor familier se précisait autour de lui. Les murs de sa petite cabane en bois, les draps du lit sous ses doigts, les braises du feu bientôt froides. Dobby prit une grande inspiration, plus sereine, pleine des odeurs de la forêt à l’aube. La réalité gagna en substance à mesure que ses sens s’éveillaient, tout comme la nature grouillante à ses côtés. Les dernières bribes de son cauchemar s’évanouirent, soufflées par la lente régularité de son rythme cardiaque, revenu à la normale.

Dobby avait l’habitude des rêves-souvenirs qui hantaient ses nuits. Depuis sa libération, plus d’un an auparavant, des visions de son ancienne vie le poursuivaient. Cousues dans le revers de ses pensées, collées à son subconscient, elles persistaient à le ramener là-bas pendant son sommeil. C’était désagréable et déstabilisant. Dobby avait peur de cette part de lui-même, celle qui l’attaquait quand il était vulnérable.

Chaque nuit était une épreuve, pourtant, chaque matin, Dobby finissait invariablement par sourire. Sa petite cabane en bois, qu’il avait lui-même construite grâce à la magie, n’avait rien à voir avec son ancienne demeure. Il aimait récolter du bois pour son feu et des baies pour ses repas. Il y avait une rivière à proximité, des coins à champignons, des sentiers pour se promener. Sa vie avait radicalement changé, à tel point que parfois, Dobby se plaisait à imaginer que ses souvenirs n’étaient rien de plus que cela : des rêves. 

Dobby étouffa un bâillement et s’affaira à préparer son petit-déjeuner. Il raviva le feu dans sa cheminée de pierre, puis déposa une casserole remplie d’eau et d’herbes aromatiques sur les braises. Quelques minutes plus tard, il était assis au pied de l’âtre, une tasse de thé dans une main, une assiette de baies dans l’autre. 

Aujourd’hui, comme tous les jours depuis plus d’un an, Dobby irait chercher du travail. Il voulait se rendre utile, proposer ses services (payants) et intégrer une nouvelle famille. C’était difficile, car la plupart des familles susceptibles d’embaucher un elfe de maison voyaient d’un œil mauvais son statut d’elfe libre. Comme Winky l’avait prédit, il avait déjà essuyé un nombre incalculable de refus, mais Dobby avait confiance. Car s’il ne trouvait pas, que ferait-il ?

Impatient de s’atteler à sa mission, Dobby termina son petit-déjeuner et acheva de se préparer. Enfin, il transplana.

Il réapparut à la prochaine adresse sur sa liste, devant une petite maison à deux étages, avec des murs de pierre claire et une jolie baie vitrée. Dobby éclaircit sa gorge serrée par l’anxiété avant de toquer fermement à la porte d’entrée.

— Excellente journée, madame, lança Dobby avec enthousiasme quand la porte s’ouvrit sur une silhouette féminine. Dobby vient proposer ses services pour…

Dobby s’interrompit. La personne qui lui faisait face était grande, avec de longues boucles brunes, un visage volontaire et des paupières lourdes. Il cligna des yeux.

— Bonjour, répondit la femme d’une voix grave, presque veloutée. Puis-je vous aider ?

Une vague de cortisol traversa Dobby de part en part. La silhouette, le visage, la voix de la femme fendirent sa conscience pour se planter directement dans ses nerfs. Sans l’avoir décidé, Dobby claqua des doigts et transplana.

Il réapparut hors d’haleine, couvert de sueur et tremblant de tous ses membres, devant la petite cabane. Incapable de remuer le moindre muscle, il resta immobile, les yeux perdus loin de la forêt, fixés sur l’image de la femme. Assise dans le séjour du manoir Malefoy, elle lève un sourcil dans sa direction. Derrière elle, monsieur Malefoy le transperce de ses yeux froids.


Dobby faisait les cent pas sur le sol minuscule de sa cabane. L’optimisme, cette flamme qui brûlait joyeusement dans sa poitrine depuis sa libération, vacillait. Il se tordait les mains, anxieux.

Depuis sa rencontre avec cette femme, Dobby avait compris une chose terrible. Ce n’était pas rationnel, ce n’était pas le fruit d’une longue réflexion. C’était une certitude ancrée dans son corps, dans ses tremblements, dans sa respiration hachée. C’était une pensée dangereuse qu’il avait repoussée loin, autant qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’il ne puisse rien faire de plus pour la refouler. Jusqu’à ce qu’elle s’impose à lui dans toute sa souveraineté.

Il était incapable de revenir au service d’une famille.

Le visage de la femme était devenu celui de madame Malefoy, puis son salon, puis son mari, puis le manoir tout entier avec ses cris silencieux, ses cruautés quotidiennes et son système de valeur qui ravalait Dobby au rang d’insecte. L’idée de vivre dans un cadre familial était une pente glissante, qui plongeait tout droit au cœur d’un enfer que Dobby ne voulait plus imaginer. Il ne pouvait plus y penser.

Cette certitude était la fin d’un monde, le début d’une catastrophe. Ses pensées tournaient en rond, bouclaient les unes sur les autres, renforçaient le flux et le reflux du cheminement automatique qui le tenait éveillé depuis bientôt deux jours. Dobby était perdu dans un océan d’angoisse, et pas à pas, il perdait pied.

Car s’il était incapable de trouver un travail, que ferait-il ?

Autrefois, Dobby tenait sa valeur de ses maîtres. Il valait moins qu’une vermine, probablement moins vivant que mort, mais il savait jauger ses faits et gestes en fonction de leurs regards et de leurs insultes. Il savait se punir quand il agissait mal. 

Dobby ne voulait plus se punir. Il avait besoin de construire une nouvelle échelle de valeurs. Il voulait être utile, et prendre soin d’autres personnes.

Il ne savait pas le faire lui-même, et il ne pouvait plus l’apprendre auprès d’une famille. Dobby s’était promis que les obstacles qu’il rencontrerait seraient les siens. Il avait tenu sa promesse : les obstacles étaient tellement siens qu’ils étaient insurmontables, tellement à lui qu’ils étaient lui.

Dobby suffoqua. Sa poitrine s’agita de soubresauts, dans un réflexe vital pour forcer l’oxygène à travers sa gorge serrée, noyée par les pleurs. Il ne pouvait pas s’arrêter de marcher, pas après pas, pas avant d’avoir trouvé une issue, une idée, n’importe quoi. Le sol commençait à devenir humide sous ses pieds, mais Dobby n’accorda qu’un vague coup d'œil au plancher piqué d'échardes et teinté de rouge. Il devait réfléchir, sinon, il ne saurait pas quoi faire, il ne vaudrait plus rien, jamais, et Harry Potter l’aurait libéré pour rien.

Harry Potter.

Dobby avala une grosse goulée d’air.

Harry Potter vivait à Poudlard. Là-bas, peut-être, Dobby pourrait demander du travail. Là-bas, peut-être, il trouverait une valeur à sa vie.

Dobby s’accrocha à la petite flamme qui étincelait dans sa poitrine.


Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Dobby sortit de sa torpeur ce jour-là. Le sommeil était difficile à trouver, et les cauchemars toujours pénibles, si bien qu’il n’avait pas vu l’aube depuis quelques semaines. Il s’étira et s'extirpa de sa cabane pour prendre une bouffée d’air frais.

L’automne s’était installé dans la forêt. Enveloppés dans leurs manteaux vermeille, arrosés par les rayons dorés du zénith, les arbres auraient eu leur place à Gryffondor. Le cœur de Dobby virevolta dans sa poitrine, et un large sourire s’étala sur son visage. Harry Potter était sans doute à Poudlard en ce moment-même. Il était temps que Dobby se rende à Poudlard, lui aussi.

Un reniflement interrompit Dobby dans l’ébauche mentale de son programme — aller voir le professeur Dumbledore, lui demander du travail dans son école (qui n’était pas une famille), et espérer croiser Harry Potter. Il cherchait la source du bruit quand son regard tomba sur Winky.

Elle était dans un état pitoyable. Des larmes et de la morve ruisselaient sur son visage, des sanglots secouaient son corps d’une maigreur alarmante — même pour une elfe. Son torchon à vaisselle était déchiré en plusieurs endroits, et ses membres étaient recouverts de boue. Dobby écarquilla les yeux en constatant la détresse apparente de l’elfe qui se tenait là, devant sa cabane, recroquevillée contre un arbre. Il se précipita vers elle, inquiet.

— Winky est une mauvaise elfe, gémit-elle entre deux hoquets.

Dobby s’accroupit à ses côtés.

— Qu’est-il arrivé à Winky ? demanda-t-il avec douceur.

Ses mots déclenchèrent une nouvelle vague de pleurs. Dobby claqua des doigts et fit apparaître un mouchoir propre, qu’il tendit à Winky. Celle-ci s’en saisit au bout de quelques minutes. Elle essuya son visage d’une main tremblante et tenta de reprendre sa respiration.

— Winky… a… été… libérée, souffla l’elfe d’une voix hachée.

— Oh ! Félicitations à Winky pour sa libération ! s’exclama Dobby.

Horrifiée, Winky le dévisagea comme s’il était fou.

— Quand Winky a-t-elle été libérée ? s’enquit-il.

— Il y a bientôt deux mois, murmura Winky d’un ton défait.

— Cela fait deux mois que Winky n’a plus de maison ?

Ce fut au tour de Dobby d’être indigné. Winky lui rendait parfois visite, depuis sa propre libération. Elle lui apportait des petits plats qu’ils partagaient, et elle lui expliquait combien il était stupide de vouloir se faire payer pour son travail. Jamais il ne l’avait vue dans un état pareil. Une impulsion, venue tout droit de son cœur gonflé de compassion, le poussa à poser une main réconfortante sur son épaule.

Dobby eut un frisson à son contact. L’espace d’une seconde, il ressentit le besoin de retirer sa main, comme s’il allait se brûler, comme lui ne supportait pas de se toucher, mais il n’en fut rien. L’instant d’après, il était submergé par une vague de tendresse qui lui fit monter les larmes aux yeux. La peau de Winky était chaude et douce malgré la saleté. La pression qu’il exerçait sur son épaule était familière, rassurante. Dobby avait presque l’impression qu’il recevait sa propre étreinte.

— Tout va bien, assura Dobby. Winky a bien fait de venir. Dobby prévoyait d’aller chercher du travail à Poudlard. Winky veut-elle venir aussi ?

Winky leva ses yeux noyés par les pleurs vers Dobby. Il crut qu’elle allait à nouveau s’effondrer en sanglots à la perspective de s’éloigner un peu plus de son ancienne vie, mais un air résigné s’inscrit sur ses traits, et figea ses sanglots dans une apathie qui inquiéta Dobby davantage. Winky hocha de la tête, ballottante, comme une poupée de cire qu’on aurait secouée.

Dobby raffermit sa prise sur Winky. Il voulait lui transmettre son soutien, lui faire comprendre qu’il partageait sa peine. Il voulait qu’elle ressente, elle aussi, la chaleur qui courait sur sa paume, qui pulsait dans ses veines jusqu’à son cœur. Il voulait être là pour elle.

— Winky est courageuse, elle va s’en sortir, affirma Dobby.

Il claqua des doigts, et tous deux transplanèrent vers Poudlard.


— Viens, Dobby.

Les éclats de porcelaine jonchent le sol de marbre froid. Les pieds nus de Dobby sont toujours gelés, pourtant ils brûlent quand les morceaux du service à thé s’enfoncent dans sa chair. Crispé par la douleur, il lève des yeux suppliants vers le maître.

— J’ai dit viens, Dobby !

La voix claque comme un fouet et les jambes de Dobby reprennent leur marche sur le chemin de débris qui s’étend entre lui et son maître. Pas à pas, la brûlure devient liquide, métallique, comme les yeux de monsieur Malefoy, rouge, comme les feuilles des arbres à l’automne. Dobby ne veut plus avancer, il ne veut plus avoir mal, mais il en est incapable. Tout comme il est incapable d’être un bon elfe, incapable d’être utile, ou incapable de s’en sortir par lui-même.

— C’est le moins que je puisse faire, Dobby, assure Harry Potter.

Son Sauveur lui offre un sourire irradiant de bonté. Il retire ses chaussures, puis une de ses chaussettes. Il s’accroupit devant Dobby et saisit délicatement son pied ensanglanté. Puis, d’un geste doux, il enfile la chaussette sur le pied de Dobby.

— Tu peux dire ce que tu veux des Malefoy, maintenant, sourit Harry Potter.

— Les Malefoy… les Malefoy… sont de très mauvais sorciers qui pratiquent la magie noire !

Dobby regrette ses mots dès qu’ils échappent sa bouche. Il ferme les yeux en attendant l’impact qui ne se fait pas attendre. Une douleur cuisante le saisit au front, et il lui sembla qu’un deuxième cœur avait poussé sur sa tête. Il agrippa le rebord de son lit avec la ferme intention d’arrêter de se cogner dessus. Il était bien réveillé, désormais, et au-delà de ses considérations balbutiantes pour sa propre santé, il ne voulait pas gêner les autres elfes.

Au bout de quelques secondes, après s’être assuré qu’il n’allait pas replonger tête la première vers une surface solide aléatoire, Dobby chassa les dernières bribes de son cauchemar-souvenir. Il esquissa un geste pour se frotter les yeux, ou pour masser son front endolori, il ne savait pas vraiment. Il se stoppa avant d’avoir effleuré sa peau. À la place, il dégagea ses pieds des couvertures, et enfila une paire d’épaisses chaussettes. Puis, il sauta du lit et quitta le dortoir des elfes. Il serait incapable de se rendormir, peut-être trouverait-il une tâche à accomplir pour se rendre utile.

Il erra un moment dans les couloirs froids et sombres, en quête d’une destination. Finalement, ses pas le guidèrent vers la tour de Gryffondor. Il était tard dans la nuit, il ne risquait pas de déranger un élève, et il avait désespérément besoin de se réchauffer. Ses chaussettes — bénies soient-elles, béni soit Harry Potter, et bénie soit la paye du professeur Dumbledore — le protégeaient du sol glacé, mais il avait besoin d’une autre forme de chaleur. Le genre qui réchauffait jusqu’au cœur.

Lorsqu’il pénétra dans la salle commune de Gryffondor, Dobby émit un couinement de surprise. Hermione Granger, l’amie de Harry Potter, était là. Elle était en train de tricoter au coin du feu mourant, les yeux dans le vague et le visage tiré par la fatigue. Pourtant, son visage s’illumina quand elle aperçut Dobby.

— Oh, bonsoir Dobby ! salua-t-elle, avenante. Je ne pensais pas te recroiser aujourd’hui, mais ça tombe bien !

— Bonsoir, miss !

Hermione Granger sauta du fauteuil sur lequel elle était pelotonnée avec une agilité surprenante et s’avança vers lui d’un pas excité. Elle tendit un tas de laine informe vers Dobby qui se figea, émerveillé.

— C’est un cadeau ? Oh, miss, il ne fallait pas !

— J’ai bien vu tout à l’heure que c’était encore difficile pour toi de ne pas te… punir, expliqua-t-elle d’un ton plus grave, et plus véhément à la fois. Tu dois pouvoir dire du mal de qui tu veux, même des Malefoy, sans avoir mal ! Alors, je t’ai tricoté un bonnet. Il est plus épais que ton cache-théière, tu devrais être protégé si tu le portes.

Les larmes de Dobby brouillaient sa vue.

— Vous êtes trop gentille, miss, sanglota-t-il.

— Ce n’est rien, enfin ! D’ailleurs, je vais en tricoter pour les autres elfes aussi.

Dobby n’écoutait plus. Le sang battait à ses tempes, la sueur et les larmes coulaient sur son corps, comme s’il était trop plein, rempli de bonté, de tant de chaleur qu’il ne pouvait le supporter. La laine, entre ses mains, était presque trop douce. Harry Potter lui avait offert la liberté, lui avait montré la voie pour trouver du travail à Poudlard, et lui avait envoyé son amie pour l’aider à ne plus se faire mal. Il lui devait tellement.

— En tout cas, j’ai été heureuse d’enfin faire ta connaissance aujourd’hui, Dobby !

— C’était un honneur, miss, articula Dobby, la voix tremblante. Merci mille fois. N’hésitez pas à revenir me voir en cuisine !

Le sourire de Hermione Granger était lumineux. Dobby tenta de lui rendre, mais ne parvint qu’à esquisser une grimace pleine de dents, qu’il savait pâle en comparaison.

De retour dans son lit, Dobby enfonça religieusement le bonnet sur sa tête. La laine était tendre, réconfortante, presque sécurisante. Une armure de douceur contre la dureté des meubles, une cage étanche pour contenir ses peurs. Pour les sceller à l’intérieur, bouillonnantes, comme une théière qu’on aurait laissée infuser trop longtemps. Tout autour de lui, de la bienveillance, telle qu’il ne pourrait jamais la rendre.

C’était trop. Il ne méritait pas tant. 

Que pouvait-il faire pour mériter Harry Potter ?


Dobby cherchait Winky. Le professeur Dumbledore l’avait convoquée, et elle n’était toujours pas revenue aux dortoirs. Il avait entendu des bruits de couloir, des rumeurs terrifiantes selon lesquelles Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom serait revenu, et un élève serait mort. L’excitation qui saturait l’air de Poudlard à la perspective de la Troisième Tâche s’était muée en horreur, et l’inquiétude serrait le ventre de Dobby. Il devait trouver Winky.

Il claqua des doigts une nouvelle fois et transplana. Les cuisines étaient lavées des dernières traces du banquet, vides et immaculées, à l’exception d’un tas de peau et de corsage affaissé près des sortilèges réfrigérants.

Dobby pensait avoir vu Winky au plus bas, après sa libération. Il l’avait vue sale, alcoolisée, dépourvue d’énergie ou même de volonté de vivre. Il l’avait couchée quand elle ne pouvait plus le faire elle-même. Il lui avait raconté des histoires sans importance pendant des nuits entières, juste pour la bercer. Il l’avait enlacée, parfois, pour lui montrer qu’elle n’était pas seule, qu’il était là pour elle. Dobby tirait autant de réconfort de leur amitié qu’il espérait en procurer à Winky.

Pourtant, cette fois-ci, Dobby doutait de sa capacité à lui venir en aide.

Winky était affalée contre un meuble de cuisine, une bouteille de Bièraubeurre à moitié vide dans chaque main. L’alcool ou l’apathie n’étaient pas inhabituels chez elle, et n’avaient rien à voir avec le froid soudain qui tordit les entrailles de Dobby.

— Que s’est-il passé, Winky ? demanda-t-il une fois agenouillé à sa hauteur.

— Le maître est mort.

L’absence d’expression sur le visage de Winky, le ton monocorde avec lequel elle avait prononcé ces mots, la sécheresse éloquente de ses joues, tout en elle trahissait un désespoir si profond qu’il n’affleurait pas la surface de son corps. Dobby frissonna, assailli par une vague de compassion, dévastatrice, ridicule par rapport à ce que devait ressentir Winky. Que ferait-il, lui, si Harry Potter mourait ? Un élève était mort.

 — Est-ce que Harry Potter va bien ? demanda Dobby à brûle-pourpoint.

Winky acquiesça faiblement. Dobby poussa un léger soupir de soulagement avant de se concentrer à nouveau sur les paroles de son amie.

— Qu’est-il arrivé au maître de Winky ? demanda Dobby d’un ton doux.

— Maître Barty l’a tué.

Dobby fronça les sourcils.

— Qui est maître Barty ?

— Le fils de mon maître, précisa Winky, atone. Un Mangemort.

— Un Mangemort est à Poudlard ? s’étrangla Dobby.

La peur revenait, plus palpable, plus présente dans le cœur de Dobby, alors même que tout était déjà terminé. Les paroles de Winky, décousues et vides d’émotions, comme si elle était morte en même temps que son maître, donnaient aux faits relatés une dimension funeste et définitive qui effrayait Dobby à mesure qu’il les découvrait.

 — Maître Barty est un méchant garçon, marmonna Winky. Il était déguisé en professeur.

 — Quel professeur ? demanda aussitôt Dobby.

 — Le professeur Maugrey.

Les mots de Winky distillèrent une terreur indicible dans les veines de Dobby. Secoué de tremblements incontrôlables, il s’entendit demander confirmation :

— Le professeur Maugrey était un Mangemort qui a ramené Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom à la vie ? Comment ?

Winky tourna ses yeux vides vers Dobby, et déclara d’une voix atone, presque spectrale :

— Il a aidé Harry Potter à gagner le tournoi des Trois Sorciers.

Le monde se mit à tourner. 

Dobby se laissa tomber aux côtés de Winky. Le silence, éclaboussé par les échos sinistres des paroles de Winky, bourdonnait dans ses oreilles. Plus épais, plus intense, il s’insinue contre ses tympans, et lui souffle les contours de fantômes du passé. Un passé funeste et définitif, dont la voix n’est pas celle de Winky.

— À votre avis, Minerva, est-ce que Potter aura l’idée d’utiliser la Branchiflore ?

Le professeur Maugrey se retourne et transperce Dobby de son regard trop rond, trop bleu. Son visage couturé de cicatrices s’étire en un sourire complice. L’adrénaline se déverse dans le corps de Dobby, comme une sonnette d’alarme, et il se précipite à l’extérieur de la salle de professeurs, il trébuche, il se cogne contre les murs, mais ne se soucie pas de la douleur, il doit prévenir Harry Potter, lui dire qu’il s’agit d’un piège, qu’il ne doit pas manger la Branchiflore, qu’il ne doit pas réussir l’épreuve, qu’il ne doit pas gagner le Tournoi…

— Promets-moi simplement de ne plus jamais essayer de me sauver la vie, sourit Harry Potter. 

Harry Potter plonge dans les profondeurs du lac. Impuissant, Dobby hurle, et se précipite à sa suite. La morsure du froid coupe son souffle, l’eau brûle sa gorge, comme un millier d’éclats de porcelaine au fond de sa trachée. Dobby se débat, il tente de trouver la surface, mais des points noirs obscurcissent son champ de vision. 

— La prochaine fois que tu manques de préparer le thé correctement, Dobby, je te noie dedans, crache monsieur Malefoy. 

Dobby ne se débat plus. Après tout, Harry Potter gagnerait sans doute à ce qu’il se noie. Dobby lui doit tout, il a essayé de l’aider, il a essayé de se racheter, mais il en est incapable. Il a même provoqué le retour de Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.

Le prix de sa liberté est trop élevé, et Dobby ne supporte plus que Harry Potter le paye à sa place.

Une pression sur sa peau, et la bulle explose. Une magie douce et tiède le saisit par l’épaule, et soudain, Dobby put respirer. L’angoisse coulait sur son visage et le long de son corps, mais Dobby ne coulait plus. Derrière lui, Winky le fixait avec de grands yeux inquiets.

Le temps se suspendit l’espace d’un instant, que Winky brisa sans états d’âme. Elle se rapprocha de lui, devant le lavabo des toilettes, et déboucha la bonde. De sa main libre, elle décrispa un à un les doigts de Dobby, accrochés au rebord de céramique. Revenant à lui, petit à petit, Dobby laissa glisser son regard sur leurs deux reflets dans le miroir. Winky avait repris des couleurs, mais Dobby avait l’air d’un Inferius — non pas qu’il ait déjà vu une telle créature, mais il avait eu son lot de magie noire chez les Malefoy. Un frisson le secoua tout entier. Il ne pouvait pas croire qu’un Mangemort… Harry Potter… par sa faute…

— Tout va bien, Dobby, murmura Winky.

Elle n’avait pas rompu le contact. Au contraire, elle traçait des petits cercles sur son épaule, qui s’évasaient, qui parcouraient son dos, qui guidaient sa respiration. Dobby fixait toujours son reflet dans le miroir, les bleus qui fleurissaient sur sa peau, ses lèvres myosotis encore humides. La caresse de Winky apaisa les sanglots qui menaçaient de le submerger, une fois de plus. Soudain épuisé, Dobby se laissa aller dans les bras de Winky.


Dobby claqua des doigts, plusieurs fois. Le visage de Harry Potter dansait sous ses yeux, gravé dans son esprit, barbouillé sur la toile. Les couleurs s’entremêlaient, se mélangeaient, échos pigmentés d’une image dissonante d’irréalisme, indicible, presque impossible. Harry Potter était bien plus que ses lunettes, ses cheveux bruns ou sa robe noire. Il transcendait la réalité-même, et ses lois les plus sacrées, par sa simple existence. Dobby n’imaginait pas d’autre cadeau de Noël pour son Sauveur qu’un pâle reflet de sa perfection, qu’une vaine tentative pour lui rendre une infime partie de ce qu’il lui devait. La liberté pulsait dans ses veines à un rythme effréné, pressait ses gestes, écorchait ses doigts, avec urgence, comme s’il n’allait pas y arriver, pas sans donner ce qu’il faut pour y arriver. Harry Potter le fixe de ses yeux insatiables, inexistants, deux gouffres sans fond que Dobby remplit de peinture, sans relâche, sans succès. Harry Potter est un trou noir, il avale les couleurs, les sons et la douleur. Il balaie les efforts de Dobby d’un simple regard. Un regard qu’il connaît par cœur.

Une promesse de mort.

Dobby eut un hoquet et cligna des yeux. La douleur afflua dans ses doigts, et il contempla ses mains ensanglantées d’un œil dégoûté. Harry Potter n’avait rien en commun avec les Malefoy.

Pourtant, le rouge vermeille qui dégouttait de ses doigts lui laissait des pensées amères sur le bout de la langue. Un arrière-goût d’évidence, une vérité sale et triste à laquelle il ne voulait pas penser. Dobby s’épuisait à faire plaisir à un humain, il tentait d’éponger sa dette sans jamais voir ses efforts porter le moindre fruit. Il avait mal, il se sentait incapable d’être utile, il pensait parfois qu’il ferait mieux d’être mort.

Comme chez les Malefoy.


Les pieds de Dobby avançaient, à contrecœur, vissés au sol quand ils se posaient, propulsés vers l’avant à chaque pas. La mécanique était huilée, les muscles se contractaient en rythme avec le balancement des hanches, et quelque part, au fond de son crâne, une partie de son esprit se dédiait à tirer sur les tendons comme sur les fils d’une marionnette. Les membres de Dobby avaient une indépendance qui lui laissait tout le loisir de contempler la situation avec un détachement plus que feint : inventé de toute pièce, un tour de force, une pirouette grotesque sans laquelle Dobby ne pourrait certainement pas aligner un pied devant l’autre.

Drago Malefoy avait une silhouette familière, qui remuait le ventre de Dobby et réveillait des images enfouies au creux de ses entrailles, juste à côté de la peur et de l’angoisse. Dobby était tendu à l’extrême, focalisé sur son observation, pour ramener le plus d’informations possible à Harry Potter, et pour s’empêcher de fermer les yeux. Drago Malefoy, l’ancien jeune maître, avait grandi, mais il avait la même posture, la même couronne de cheveux blond pâle, les mêmes yeux froids que son père.

Le détachement n’était pas assez solide pour épargner à Dobby des réalisations périodiques, pour l’empêcher de discerner l’enfer du manoir dans chacun des gestes esquissés par Drago Malefoy. C’était des piqûres de rappel, des doses de souvenir-cauchemars, injectées directement dans son cœur qui battait la chamade depuis près d’une semaine. Pourtant, Dobby ne détachait pas les yeux de la source de ses réminiscences, trop conscient que les souvenir-cauchemars deviendraient des cauchemar-souvenirs dès qu’ils fermerait les paupières. Il ne pouvait pas se permettre de faillir Harry Potter, pas plus qu’il ne pouvait se laisser aller à se frapper au milieu de sa mission. Il avait besoin de son corps intact pour espionner Drago Malefoy.

Alors, Dobby avançait, observait, forçait son corps à lui obéir, suppliait son esprit de le laisser réussir, par pitié, Harry Potter lui avait demandé son aide, et Dobby ne pouvait pas échouer. Il le lui devait, il avait besoin de sa satisfaction et de sa récompense, un sourire, peut-être, un geste qui lui ferait comprendre que cette fois, oui, c’était fini. Pardonné, oublié, libéré. Un tour de magie, une démonstration du pouvoir de Harry Potter, des lois qu’il dictait à l’univers, de la façon dont il sauvait ses amis des autres et d’eux-mêmes. Dobby ne savait pas. Il espérait. Il devait y arriver.

Mais les jours pesaient sur ses jambes, et le manque de sommeil rendait chaque mouvement plus difficile. Kreattur avait disparu on ne savait où, et Dobby ne pouvait plus compter sur lui pour le distraire avec ses commentaires désastreux sur le statut de sang des élèves qui passaient. Dobby était seul avec la silhouette de Drago Malefoy et ses yeux froids. Seul avec le temps qui passe, qui le gèle dans une position inconfortable, les muscles en feu, les yeux ouverts, immobile. Comme une statue, comme une décoration, sauf que Drago Malefoy le regarde, de temps en temps, avec un sourire méprisant, heureux de le soumettre à ses jeux tordus. Dobby est bien conscient que l’on adresse pas ce genre de sourire aux meubles, pourtant, il préférerait en être un. Les meubles ne sont pas dépossédés de leurs corps, et ils ne sont pas forcés de tenir en équilibre sur un pied pendant une semaine pour arracher des éclats de rire malsains à leurs maîtres.

Les jambes de Dobby s’effondrent sous son poids. Il ne peut plus tenir, il est incapable de se soumettre à la volonté de Drago Malefoy, incapable d’aider Harry Potter. La punition est ancrée dans sa chair, imprimée dans son esprit. Il est tout aussi incapable de s’y soustraire.

Dobby se recroqueville sous les coups, sous ses poings qui martèlent ses tempes. À la douleur, aux images du passé et à celles du présent, s’ajoute sa propre voix qui résonne dans ses oreilles et se mêle à ses gémissements étouffés.

— Et si Dobby ne donne pas satisfaction, Dobby se jettera de la plus haute tour du château, Harry Potter !

Harry Potter lui offre un regard mi-étonné, mi-amusé, avant de rejeter sa proposition. Une vague glacée engloutit Dobby, porteuse d’une terreur qu’il s’empressa de refouler. Harry Potter ne le prenait pas au sérieux, mais Dobby connaissait mieux que personne la malédiction qui hantait son corps, celle qui souillait son esprit d’injonctions autodestructrices. 

Meurtrières.  

Dobby rouvrit les yeux. Il ressembla les dernières miettes de sa volonté et se releva, chancelant. Il écarta légèrement la tapisserie derrière laquelle il était toujours caché. Drago Malefoy était bien entré dans la Salle sur Demande.

Dobby prit une grande inspiration, vitale, gonflée de courage et de résolution. Il allait pouvoir faire son rapport à Harry Potter.

Il n’allait pas mourir. Il ne voulait pas mourir.

Il ne pouvait pas être libre s’il était mort.


Harry Potter était parti.

Dobby faisait les cent pas dans la Salle sur Demande. Il ne voulait plus croiser de Mangemort, ou être témoin d’une démonstration de magie noire à chaque détour de couloir. Les souvenir-cauchemars étaient devenus une réalité-cauchemar. Dobby était assailli de visions, d’échos et de douleurs fantômes qui le traînaient tantôt au manoir Malefoy, tantôt au beau milieu de scènes fantasmées dans lesquelles Harry Potter mourait dans d’atroces souffrances. Il ne pouvait plus travailler correctement, et son employeur, Albus Dumbledore, était mort. 

Harry Potter était parti, et avec lui, ses chances de payer la dette immense qu’il lui devait, et l’espoir de faire cesser un jour les tours cruels que lui jouaient son corps et son cerveau.

Dobby passa devant le miroir en pied de la Salle, qui se transformait au fil des jours en pièce à vivre. Il jeta un œil à son reflet. Il était courbé, et ses huit chapeaux oscillaient tristement au-dessus de son crâne. Des cicatrices constellaient sa peau, surtout au niveau des mains, des pieds et de la tête. Des bleus pommelaient les rares parcelles laissées visibles par ses nombreuses couches de vêtements.

Il effleura son avant bras d’un geste léger, comme la caresse d’une plume, comme Winky le faisait parfois pour le rassurer. Une traînée de douleur s’épanouit au contact. La porcelaine se découpe, l’eau se noie, le poing se cogne. La peau de Dobby est le réceptacle d’une histoire où le bourreau et la victime sont la même personne. Dobby retira précipitamment sa main. Des années après, il était toujours incapable de se toucher.

Parfois, Dobby se disait qu’il n’était jamais vraiment parti du manoir Malefoy. 


— Winky veut du thé ?

Winky tendit sa tasse avec un sourire.

— Merci, Dobby.

La Salle sur Demande s’était transformée en mélange entre une pièce de vie et une salle de réunion. Dobby et Winky y avaient élu domicile, et apportaient leur aide aux membres restants de l’armée de Dumbledore qui s’y retrouvaient régulièrement pour planifier la résistance au sein de Poudlard.

Dobby servit Winky avant de remplir sa propre tasse, et il savourèrent leur thé en silence. Tous deux trouvaient du réconfort dans la présence de l’autre. Winky n’avait pas fait le deuil de son maître, mais elle se levait chaque matin quand Dobby l’appelait pour le petit-déjeuner. Dobby était rongé par l’absence de Harry Potter, mais à défaut de pouvoir lui apporter son aide, il s’occupait de Winky.

— Merci pour tout, Dobby, répéta Winky.

— Dobby est ravi d’aider Winky !

— Winky n’aurait pas pu s’en sortir sans Dobby, insista-t-elle d’une voix tremblante.

Dobby offrit un grand sourire à son amie.

— Winky mérite d’avoir une belle vie, affirma-t-il. Winky n’a pas besoin de son maître pour être heureuse. Et Dobby doit beaucoup à Winky aussi.

— Winky se demandait…

L’elfe était visiblement en pleine réflexion. Au bout de quelques secondes, elle avait rassemblé le courage nécessaire pour poursuivre.

— Winky se demandait si Dobby aurait envie de retourner à la cabane.

Une brève vision de la cabane dans la forêt s’imposa à Dobby, plantée au milieu des arbres, pleine des odeurs du feu de bois, des feuilles mortes et des champignons frais.

— Winky veut quitter Poudlard ?

Winky hocha faiblement la tête.

— Les mauvais sorciers sont partout. Et Winky trouve que Dobby a l’air triste, depuis quelques mois. Winky pense qu’ils pourraient être en sécurité, tous les deux, dans la cabane.

L’idée alluma une petite flamme dans sa poitrine, claire et chaude, comme l’avenir que Winky dépeignait sous ses yeux. Pourtant, le ventre de Dobby se serra, et moucha l’étincelle dans l'œuf.

— Dobby… ne peut pas, murmura-t-il. Dobby doit rester ici, pour que Harry Potter puisse le retrouver s’il a besoin d’aide. Dobby doit tout à Harry Potter.

— Dobby est libre de faire ce qu’il veut, répliqua Winky.

Dobby !

Dobby et Winky se tournèrent brusquement. Un passage s’était ouvert dans le mur de la Salle sur Demande, et un vieil homme en était sorti. C’était le barman de la Tête de Sanglier, Abelforth Dumbledore, le frère d’Albus Dumbledore, et membre de l’Ordre du Phénix. Il rendait parfois visite aux élèves de l’Armée de Dumbledore par le passage secret qui reliait son bar et la Salle sur Demande. C’était lui qui avait interpellé Dobby.

— Harry Potter est en danger, déclara Abelforth d’un ton grave. Il faut que tu ailles à son secours.

Les jambes de Dobby avaient déjà obéi. Il se tenait debout, prêt à partir.

— Où se trouve Harry Potter ? demanda précipitamment Dobby.

— Au manoir Malefoy, pressa Abelforth.

Manoir Malefoy. Manoir Malefoy. Manoir Malefoy.

Harry Potter au Manoir Malefoy.

Les lèvres de Dobby tremblaient, sa vue était brouillée par les larmes. La pierre noire du manoir, ses lourdes tapisseries, les yeux froids des Malefoy. La douleur, coupée sur sa peau, étouffée dans sa gorge. Le corps mouvant, indépendant, détaché de sa tête. La chair traîtresse, l’esprit vengeur. La mort, certainement, quelque part au bout du chemin.

Dobby doit s’échapper du manoir Malefoy. Une bonne fois pour toutes, avant qu’il ne soit trop tard. Le souffle de Dobby s’accélère, ses mains fourmillent d’anticipation, de peur et d’espoir. Il referme ses poings en rassemblant son courage, et lève les yeux vers Abelforth. C’est sa dernière chance, il doit avoir confiance. Harry Potter est au manoir Malefoy, il aidera Dobby à se libérer, comme il l’a déjà fait. 

Quand Dobby quittera le manoir Malefoy, cette fois-ci, il sera libre.

Libre d’aller vivre dans sa cabane avec Winky.

Dobby claqua des doigts et disparut.