
Chapitre 2
Les jours avaient filés, la garde avait retrouvé beaucoup de morceaux de cristal dans un premier temps avant qu’ils se fassent de plus en plus rares. Le flux de réfugiés se calma également et le refuge de la garde arrêta enfin de s'agrandir. Keroshane, Ykhar et Andromedea se réjouissaient de pouvoir lever le pied sur les affectations et la gestion des logements mais un nouveau problème fit son apparition, amenant son lot de contraintes ; les morceaux de cristal dispersés avaient provoqué des changements dans certaines régions et chez certains faeries. On n’avait rapporté que quelques cas rares mais la corruption par les morceaux de cristal devenait un véritable problème.
Medea venait de terminer un rapport de mission et se dirigeait d’un pas rapide vers le laboratoire d’alchimie afin d’y peindre, les jardins étant exceptionnellement réquisitionnés pour les entraînements des nouvelles recrues. Même si elle n’était théoriquement plus censée y avoir accès, la lorialet n’avait pas encore eu le cœur de sortir son matériel d’ici et Ezarel n'avait pas eu le courage de l’en chasser. Andromedea y avait passé des jours, parfois même des nuits, à y travailler avec son ancien supérieur. A l’inverse de sa chambre, il y avait toujours un de ses anciens collègues pour discuter quand l’envie de faire une pause la prenait. Elle se sentait chez elle, à sa place, ici.
Medea passa la porte du domaine de l’elfe bleu sans même s’annoncer, c’était quotidien pour lui de la voir passer et si l’envie lui prenait parfois de lui rappeler que ce n’était pas un moulin, il ne l’avait pas fait depuis bien des années. Ezarel ne l’avouerait pas mais la compagnie de la lorialet était une véritable bulle d’air puisqu’elle le laissait la taquiner à sa guise et venait l’aider quand il avait besoin de petites mains. Même s’il ne lui permettait pas ce luxe sans intérêt, c’était tout de même agréable d’avoir quelqu’un à qui parler et ils le pensaient tous les deux.
“Tu ne viens pas faire exploser mon labo, râla-t-il avant même de la regarder.
_ Je ne touche même pas à ta paillasse, se défendit l’accusée.
_ Parfait, tu y mettrais un bazar pas possible sinon.
_ Fais attention Alajéa a inversé l’emplacement des crins de monchons et des boucles de crylasm.”
L’elfe pesta dans sa barbe à l’encontre de la sirène tandis que la lorialet profitait de sa diversion pour reprendre sa peinture. C’était la plage d’Eel, plus précisément sa mer, au-dessus de laquelle Delfyn avait pris son envol à petits battements d’ailes. Medea avait peint tellement de fois cette étendue, allant du céruléen à la noirceur de l’abysse en passant par l’indigo. Elle aurait pu la dessiner les yeux fermés.
Ezarel, qui avait l’habitude de jeter de petits coup-d'œil furtifs vers la toile, avait remarqué qu’elle ne représentait cette plage et sa ligne d’horizon infinie que lorsqu’elle était mélancolique. Le lien était assez simple à faire avec la propre histoire de Medea, c’est en peignant accidentellement ce paysage qu’elle s’était retrouvée sur les terres d’Eel. Le tableau originel avait été méticuleusement analysé par l’elfe lui-même qui en avait conclu que ce n’était qu’une toile ordinaire. Il fallut attendre que la lorialet n’emmène toute la garde dans le plan onirique pour que l’alchimiste donne le diagnostique final : elle avait probablement utilisé un plan différent pour voyager à travers l’espace et le temps mais malgré de nombreuse tentatives, ils n’avaient jamais réussi à déclencher cette capacité de nouveau. Andromedea avait simplement soulevé la possibilité que ce soit une situation d’extrême urgence mais avait refusé de donner le moindre détail. L’alchimiste n’avait pas poussé plus loin, c’était probablement lié à la raison de son exil. Les yeux turquoises d’Ezarel remarquèrent alors que les pigments en grande majorité bleus qui couvraient la toile comportaient une tâche contrastant avec le reste : les ailes roses d’un papillon qui s’éloignait.
“Tu t’inquiètes encore pour elle ? C’est une grande fille Medea. Elle va revenir, laisse-la retrouver un peu les siens.
_ Je sais bien qu’elle va s’en sortir, c’est juste étrange de pas la voir débouler ici pour venir papoter.
_ C’est précisément ce qui ne me manque pas, répondit-il dans la foulée
_ C’est ça ton problème Ez, tu ne supportes pas les gens heureux.
_ Tu as tout compris Medea, c’est pour ça que j’aime bien te voir ici.”
Le chef de l’Absynthe lui adressa un grand sourire alors que la lorialet laissait un rire lui échapper. Si elle n’était pas inquiète c’était parce qu’elle trouvait encore le sommeil. Il ne se passait cependant pas un jour sans qu’Andromedea n’ai une pensée pour Delfyn. Avait-elle rejoint sa famille ? Était-elle sur le chemin du retour ? La lorialet s’était plongée dans le travail et noyée dans les bêtises de son ancien chef de garde pour ne pas trop y penser. La fée lui avait promis de revenir. Elle reviendrait.
꧁꧂
Ladite fée était arrivée sans encombres sur les côtes de Jade grâce à la potion de l’alchimiste. Son vol avait duré près de cinq jours sous sa forme miniature. Elle avait tenu le coup et la fatigue l'accablait plus que de raison. La joie et l'euphorie de retrouver ses terres lui redonnèrent la force nécessaire de continuer son chemin au travers de la forêt Dynn. La seule chose qui motivait sa marche était le repos qu'elle trouverait au milieu de son lit. Un sourire se dessina sur son visage tandis que son regard se promenait sur les cyprès dorés qui l’entouraient. Elle connaissait la forêt par cœur, elle l’avait tant exploré qu’elle connaissait chaque recoin sur le bout des doigts. Les arbres environnants avaient été le berceau de nombreuses sessions de jeux, que ce soit avec ses amis ou sa fratrie : Navy et Dahey, les jumeaux nés du remariage de son père. Les deux enfants avaient vu le jour sous la même bénédiction que Delfyn, et il n’était pas rare de voir trois papillons voler au cœur de Dynn. Cette habitude lui avait valu de nombreuses remontrances de la part d’Alaziel, sa belle-mère qui, craignant pour la sécurité de ses enfants, avait toujours demandé à l’aînée de ne pas trop s’éloigner. Les doigts de Delfyn caressait l’écorce d’un cyprès reconnaissable entre mille. Le creux en son tronc avait été l’abri de Navy lors d’une partie de cache-cache. La petite fille s’était si bien cachée que sa sœur crut l’avoir perdue pour de bon. Jamais elle ne s'était autant faite sermonner par ses parents que ce jour-là. Sûrement allait-ce être le cas une nouvelle fois lorsqu’elle reviendrait après si longtemps. Après tout, Delfyn était partie un jour à l’aube sans prévenir. Dire au revoir aux êtres si chers à son cœur aurait été bien trop dur, mais elle désirait tant s’en aller. Elle chérissait la forêt, les fées, là n’était pas le problème. La jeune femme avait été élevée avec la plus grande tendresse par son père, Yvain, à qui le caractère aventureux de sa fille avait souvent donné des sueurs froides. L’élever seul n’avait pas toujours été simple, et sa nouvelle compagne l’épaulait énormément. Faylinn, la mère de Delfyn, une magnifique fée aux cheveux d’un roux flamboyant, avait quitté leur paradis pour le monde extérieur alors que Delfyn était âgée d’à peine quelques années. Cette soif de découverte et envie de nouveaux horizons semblaient avoir été transmis à sa fille qui ne rêvait que de quitter cette prison de cyprès dorés pour lever le voile sur le monde et suivre la trace de sa mère. Cette appétence pour la découverte avait longtemps été contenue par l’exploration de Dynn. Seulement, ses envies d’aventures étaient toujours plus grandes. La forêt ne suffisait plus, ses escapades s'étendaient à la côte de Jade, elle avait ainsi découvert l’existence de leurs voisins : les kappas. La fée avait été fascinée par ces créatures si différentes de ce qu’elle avait toujours connu. Elle avait un jour rencontré des jeunes kappas sur la presqu’île de la grenouille, et leur forte odeur n’avait pas repoussé la jeune femme qui avait passé plusieurs heures à leurs côtés, les questionnant sur leur culture. Un rictus amusé se dessina sur ses lèvres à ce souvenir, Alaziel l’avait presque supplié de se laver une dizaine de fois tant l’effluve des kappas restait collée à sa peau. Delfyn retira sa main de l’arbre qu’elle observait en silence. Son sourire se mua en grimace quand une substance poisseuse lia sa paume à l’écorce. Elle secoua ses doigts pour en retirer le suc translucide qui s’y était collé.
“ C’est quoi ça..” souffla-t-elle entre ses dents.
La jeune femme fit le tour de l’arbre, elle se surprit de ne pas avoir remarqué plus tôt. Il paraissait malade. Les autres cyprès alentour semblaient empreints des mêmes troubles. Delfyn réalisa soudainement. Dynn était calme, bien trop calme pour une forêt habitée par des fées. Seul le son sec des branches craquant sous ses pieds résonnait entre les arbres. Il n’était pas question d’une illusion qui cachait le village aux yeux de quiconque s'aventurerait trop loin dans la sylve Dynnienne, ce trompe-l'œil ne fonctionnait pas sur la fée. Habituellement, il lui fallait quelques pas dans la forêt pour entendre au loin les rires des fées et l’activité du village. Pourtant, seul le silence faisait écho à son avancée. Plus ses pas la rapprochaient de son village natal, plus les arbres semblaient éteints, comme témoins d’un spectacle auquel ils n’auraient jamais dû assister. Ce n’était plus l’excitation de revoir les siens mais l’horreur de ce qui allait se dessiner sous ses yeux qui faisait trembler son cœur.
“Papa ? Alaziel ? Dahey, Navy, vous êtes là ?”
Méfiante, Delfyn avançait désormais avec précaution. Elle regrettait de ne pas avoir son arc sur elle pour se défendre si besoin. Vu son état, Dynn pouvait abriter n’importe quoi d’hostile et la fée restait sur ses gardes.
“Qu’est-ce que..”
Le cauchemar se dévoila. Le village était dans un état déplorable. La végétation était terne, abandonnée de toute de vie. Les habitations qui par le passé s'élevaient fièrement entre les arbres n’étaient que ruine, l’étang s’était teinté d’une couleur verdâtre dont l’odeur nauséabonde chatouillait désagréablement ses narines. La nouvelle carnation de l’eau n’inspirait rien de bon. Son estomac fut au bord de ses lèvres lorsque son regard se posa sur les masses au sol. Sa main tremblante se plaça sur ses lèvres entrouvertes, son corps manquait de la lâcher à tout moment. Un tableau d'horreur était peint devant elle : des corps éparpillés sur le sol, recouverts de feuilles mortes ou de mousse, signe de la désolation qui caractérisait les lieux depuis bien longtemps. Le regard de la fée balayait les lieux, aucun mouvement ne parvenait à sa rétine. Sa gorge se serrait à chaque pas qu’elle faisait, devant chaque débris de sa vie passée qui gisait sur le sol de la forêt. Aucun son ni signe de vie aux alentours, peu importe le désespoir avec lequel elle recherchait un rescapé, elle était la seule fée vivante en ces lieux. Comme une habitude bien trop amère cette année passée, des larmes salées roulaient le long des joues de Delfyn tandis qu’elle s’effondrait sur le sol terreux, ses jambes ne supportant plus le poids de son corps. C’était impossible. Comment qui que ce soit avait-il pu trouver son peuple pourtant si bien caché aux yeux de tous ? Seuls ceux autorisés pouvaient traverser le voile qui dissimulait le cœur de Dynn. Pourtant, la preuve était sous ses iris azur, quelque chose avait réussi à briser la paix de ces lieux.
Un frisson parcourut son corps, comme si une force maléfique tentait de s’insinuer en elle. Delfyn fut prise d’une douleur au crâne qui lui donna un vertige. En serrant les dents, la jeune femme tentait de se redresser, ses jambes tremblaient, son souffle était court.
“Bon sang Delfyn, respire ça va aller tu peux le faire ma grande.”
Murmurant des mots d’encouragement pour se rassurer, la fée souffla avant de fermer les yeux pour rassembler ses esprits et réunir la force qui lui restait. Une atroce pensée venait de traverser son esprit : elle n’avait plus rien ; Lance n’était plus, son peuple avait été exterminé par une force encore inconnue, est-ce que tout ce à quoi elle tenait était voué à périr ? Non, c’était impossible. Il y avait forcément des survivants, il devait y avoir quelqu’un, une fée qui avait réussi à survivre. Peut-être Dahey et Navy avaient réussi à fuir avant la catastrophe. Les deux enfants s’étaient sûrement cachés quelque part, n'étaient-ils pas des papillons après tout ? Les jambes de Delfyn se déliaient tandis qu’elle accourait vers ce qui restait de la maison où ils avaient vécu. Désespérément, elle appelait les prénoms des jumeaux, à en avoir mal à la gorge. Aveuglée par le désespoir, elle se persuadait qu’au moins l’un d’eux avait survécu. Pourtant, seul le silence lui répondait. Rageusement, elle essuyait les larmes qui s’étaient écoulées le long de ses joues. La fée se stoppa dans son geste en remarquant la couleur inhabituelle de sa peau. Elle était bien plus pâle, presque translucide. Devant cette réalisation, son ventre se tordait sous l’angoisse qui venait lui serrer les tripes. Devait-elle fuir ou continuer de chercher ? La première option était la plus saine, mais pouvait-elle abandonner ceux qui pourraient être rescapés du massacre qu’avait connu le village ? Après tout, elle les avait déjà laissés. Delfyn serra la mâchoire. Rien de tout cela n’aurait eu lieu si elle était restée auprès d’eux, c’était ce que s'évertuait à susurrer une voix dans sa tête. La colère et la culpabilité s'emparaient de sa personne. Pourquoi avait-elle fait ça ? Comment avait-elle osé quitter sa famille qu’elle ne verrait plus jamais ? La fée portait ses paumes à ses oreilles comme pour faire taire ses pensées négatives, s’insinuant dans un esprit tel un poison. Des flash d’images se peignaient devant ses yeux. Les anciennes fées du village la toisaient, la colère déformant leur visage.
“Tu es comme ta mère, tu as détruit ton père, tu n’es pas digne des nôtres.”
Les vieilles femmes s’effaçaient en un nuage de fumée pour laisser place à son père. Son visage d’ordinaire apaisé et souriant n’affichait qu’un air sévère tandis qu’il observait sa fille.
“Tu nous a abandonnés.”
À ses côtés apparaissait Alaziel, sa belle-mère. Son expression était toute aussi hostile, elle qui avait pour habitude de l’observer d’un visage tendre semblait ne ressentir que de la haine pour sa belle-fille.
“Traîtresse. Tu n’es qu’une meurtrière.”
Devant eux, Navy et Dahey étaient serrés l’un contre l’autre, tremblants, déboussolés. Ils lancèrent à Delfyn un regard effrayé qui lui déchira le cœur.
“Efyn.. C’est de ta faute si on a rejoint le ciel..”
Delfyn s’écroula à l’entente de ces mots, de ce surnom qu’elle n’avait pas entendu depuis des années, à la vision des deux êtres innocents qui l’accusaient d’atrocités. Les paroles de ses proches tournaient en boucle dans sa tête à lui en donner le vertige. C’était elle la fautive, elle qui était à blâmer. Plus les secondes passaient, plus ces paroles tambourinaient dans son esprit, comme pour mieux s’y ancrer.
“Je suis désolée, tellement désolée..”
Tandis qu’elle s’effondrait sous le poids des remords, des accusations, quelques mèches vinrent barrer son regard. Sa main tremblante vint en attraper une, et la fée constata avec horreur que quelque chose n’allait pas. Ses cheveux s’étaient teintés d’un rose opalin qui blanchissait le long de ses pointes. L’angoisse lui enserrait tant la gorge qu’elle n’arrivait pas à hurler devant son état, devant le désespoir qui l’habitait. Est-ce que rester avait été une erreur ? Dynn abritait une force mauvaise qui semblait la plonger à grande vitesse dans la folie. De nouveau, sa tête tambourinait, par de violentes céphalées qui l’obligeaient à fermer les yeux. Delfyn serra les dents sous la douleur qui électrisait tout son corps, se répandant dans chacun de ses vaisseaux. La fée se redressa avec difficulté et essaya à plusieurs reprises de se changer afin de fuir loin de l’affliction qui la touchait, mais toute transformation était impossible. Plus elle essayait, plus sa vision était barrée de tâches noires. Un nouveau vertige la prit, l’obligeant à se recroqueviller de nouveau en poussant un nouveau cri. Delfyn ne savait plus si elle avait froid ou chaud, mais son corps entier ruisselait. Une goutte de sueur perla le long de son front pour s’écraser sur son avant bras pâle. Ses douleurs s’accentuaient de nouveau, crispant son corps. Ses oreilles sifflaient tandis que les paroles que ses précédentes visions avaient prononcé résonnaient. Le vide heurta soudainement la jeune femme. La forêt ne semblait plus tourner autour d’elle, son corps se détendit et la douleur s’était envolée. Avec lenteur, de peur de réveiller une nouvelle douleur, Delfyn relevait la tête. Elle battit plusieurs fois des paupières pour s’habituer de nouveau à la luminosité. Une étrange énergie presque effrayante courait dans ses veines. Son esprit était embrumé et lointain, réfléchir lui demandait énormément de concentration. Une fois sur ses deux pieds, son corps avançait de lui-même, prenant la direction de l’étang. Et tandis que Delfyn semblait horrifiée de l’apparence qui se dessinait sur son reflet dans l’eau, son visage affichait un sourire. Le bleu azur de ses yeux avait disparu, laissant place à des iris d’une couleur nacre terrifiante. Dans son dos se dessinaient des ailes de papillons qui avaient abandonné leur élégance habituelle. Elles étaient ternes, d’un bleu presque noir, dont certaines parties étaient déchirées comme si quelqu’un avait voulu les arracher.
Tout ce que pouvait redouter une fée venait de lui arriver. Les légendes contées par les anciennes fées du village semblaient réelles. Une fée était vouée à faire le bien autour d’elle, le bonheur entourait ces créatures qui ne semblaient touchées par la peine. Les histoires se transmettaient de génération en génération tel un avertissement. Secouées par des émotions négatives qui se répandaient en elles comme une maladie, les fées changeaient de forme, devenant l’ombre d’elles-même, une version maléfique qui se nourrissait de noirceur et de malheur. Noyée dans la peine, le désespoir et la colère, la créature que l’on nommait pixie avait pris le dessus sur la fée, l’enfermant dans un corps caractérisé par l’atrocité. La petite voix de la raison qui résonnait encore dans son esprit semblait s’éloigner à mesure que les minutes s’écoulaient. La pixie ne tarderait pas à être incontrôlable, et ses dernières pensées avant l’envol de sa lucidité allaient à la garde, à ses amis et sa vie qu’elle avait laissé derrière elle.
Le son singulier d’acier s’entrechoquant résonnait dans la plaine. Deux armes se rencontraient, l’une avec précision, l’autre plus chancelante. Attachés en une queue de cheval haute, les cheveux roses de la fée se balançaient au rythme de l’affrontement, des mèches rebelles s’en échappaient pour encadrer son visage pâle. Face à elle, l’homme semblait n’avoir aucune difficulté, parant sans problème le moindre coup. Il s’arrêta après plusieurs minutes, son regard bleu analysant la mine songeuse de son adversaire qui baissa les armes à son tour.
“Quelque chose te tracasse Delfyn ? Je sais bien que le corps à corps n’est pas ton fort, mais tu vaux mieux que ça d’habitude.
_ Tout va bien Lance, je suis sûrement un peu fatiguée.”
Le guerrier fixa intensément sa partenaire. Il n'était pas dupe. Elle pinça les lèvres. L’obsidien glissa son arme dans son fourreau pour s’approcher de la jeune femme. Légèrement essoufflée contrairement à son assaillant, Delfyn fit de même. Une fois assez proche d’elle, Lance vint glisser une mèche rose qui barrait son doux visage derrière son oreille pour l’observer plus attentivement. Elle qui avait toujours ce petit sourire aux lèvres semblait aujourd’hui tourmentée, ce qu’elle n’arrivait apparemment pas à cacher au regard perçant du faelien.
“Et si tu me parlais de ce qui te tracasse ? Tu sais que je ne lâcherai pas l’affaire.”
La fée finit par obtempérer. Résister à Lance était de l’ordre de l’impossible, même pour Delfyn. L’obsidien parvenait toujours à avoir le dernier mot avec elle. Elle hocha doucement de la tête, lui adressant un petit sourire.
“C’est l’anniversaire de Navy et Dahey aujourd’hui. Je sais que je ne devrais pas me laisser déconcentrer par ça lorsque je travaille, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à eux, à mon père, à la forêt.. J’aimerai savoir ce qu’ils deviennent, s’ils vont bien.”
Lance glissa ses doigts contre la joue de sa douce, déposant un baiser sur son front. Bien qu’elle ait raison, il avait du mal à ne pas se laisser attendrir par ses pétillants yeux azur. Delfyn lui avait si souvent parlé de son frère et sa sœur, de la forêt dont elle ne pouvait que relater la beauté. Combien de fois avait-elle dit qu’elle l'amènerait là bas un jour ? Il ne pouvait imaginer combien leur absence laissait un vide. La fée était heureuse dans la garde, ça ne faisait aucun doute, mais ses racines lui manquaient parfois. L’obsidien savait qu’elle culpabilisait énormément d’avoir fait passer ses rêves avant sa famille en partant de Dynn.
“On ira là-bas ensemble, une fois que le flot de missions sera passé.”
Surprise par cette proposition, Delfyn plongea ses yeux brillants dans ceux de l’homme qui l’observait avec tendresse. Le sourire sur les lèvres de la fée s’étira un peu plus. Elle n’avait pas les mots pour exprimer sa reconnaissance envers celui qu’elle aimait tant.
“Yonuki Kaze ne nous laissera jamais quitter la garde pour quelque chose d’aussi futile. Surtout toi Lance.
_ Je le convaincrai, ne t’en fais pas pour ça, Valkyon peut bien prendre ma place quelques semaines, il en est largement capable.
_ Tu devrais lui dire plus souvent, il t’estime beaucoup tu sais.”
Lance acquiesça. Son frère avait montré de nombreuses fois qu’il était digne d’un rôle plus haut placé, notamment en ayant fait de la catastrophe qu’était Delfyn une membre notable de la garde obsidienne. La fée fragile qu’il avait accueilli au sein de sa garde il y a quelques années n’avait rien à voir avec celle qu’il avait devant lui aujourd’hui.
“Allez, sors ton épée on y retourne. Et que je te vois y mettre un peu plus du tien. C’est toi qui m’a demandé de t’entraîner au corps à corps alors je veux voir plus que ça.
_ Sauf que je n’avais pas la même définition de corps à corps..
_ Idiote. On verra ça après l’entraînement si je suis assez satisfait de ton travail.
_ Oh ne t’en fais pas que tu le seras.”
Les deux échangèrent un rire devant les sottises de la fée. Delfyn avait longtemps rêvé de faire découvrir son village natal à l’obsidien, de lui montrer la beauté de la forêt cachée aux yeux des autres. L’idée que ce soit proposé par lui, qu’il comptait les y conduire tous deux bientôt lui remettait du baume au cœur. Elle s’élevait sur la pointe des pieds pour voler un tendre baiser à Lance avant de sortir son épée pour se mettre en garde. Bientôt elle reverrait les siens, elle pourrait les serrer contre elle après tout ce temps passé loin d’eux.