
Ron observait déjà Harry par l’interstice des rideaux. À cet instant de la nuit, le feu dessinait par derrière sa silhouette, et il ne lui restait à imaginer que le relief des cils, des lèvres et de ses pommettes creuses. Il avait répété assez souvent la scène dans sa tête, et puis quelques fois en vrai, pour connaître l’espèce de masque avait lequel Harry dormait. La plupart des gens ont l’air apaisés en plein sommeil. Quelques autres, comme Seamus, sont si profondément endormis qu’on les aurait dit morts. Pour Harry, c’était une expérience encore toute différente, car lorsqu’on le regardait dormir, on avait la sensation distincte qu’il nous regardait en retour malgré ses paupières fermées. C’était un spectacle assez singulier, déplaisant même. Ron en aurait lui-même convenu, mais c’était sans doute aussi à cause de sa nature inédite et dérangeante que Ron s’adonnait avec un semblant de complaisance à toutes sortes de voyeurismes.
Il fallait sans doute avoir déjà vu Harry endormi pour comprendre. Cela déclenchait en vous un assez grand nombre de mécanismes, de pensées, d’émotions qu’il est assez difficile à décrire, et que je ne vais sans doute pas me risquer ici à détailler, de peur de les amoindrir considérablement. Imaginez plutôt — même si la description n’est pas très fidèle — comme une cohorte de vermisseaux qui se propageaient sous ses paupières, puis vers ses oreilles et son cou. Il n’y avait bien entendu rien de tel, mais laissez l’image s’imprimer lentement en vous, ressentez cette sorte de dégoût curieux, à voir la chair onduler, tressauter, se mouvoir, paraître vivante tandis qu’elle ne devrait pas, et vous comprendrez sans doute quel objet de curiosité — et de désir — une telle vision pouvait provoquer chez Ron.
Puis tout à coup, Harry se retournait, et il se retournait avec le visage frappé de stupeur, exsangue, la bouche ouverte en agonie, ou comme sur le point de parler. Il s’orientait toujours vers le lit de Ron, par habitude, ou par recherche inconsciente du réconfort. C’était ce que Ron aimait à se dire, le plus souvent. Il observait alors son corps malade se contorsionner, tressauter violemment comme un noyé qui s’étouffe de ses cris.
C’était ce moment que Ron choisissait pour se lever à pas de loups pour se glisser dans le lit de Harry — il ne prenait pas la peine d’enfiler ses pantoufles malgré le sol de pierre froid car le lit de Harry était distant du sien d’un mètre ou deux tout au plus. Les autres garçons ne remarquaient jamais rien, sauf une fois Neville, qui s’était éveillé à demi car Ron avait fait craquer trop violemment le bois de son baldaquin.
Cette nuit, Neville ne remua pas. Il n’y avait que le crépitement du feu, et les draps froissés, et Ron qui chuchotait des réassurances à l’oreille de Harry. Dans quelques instants, Harry serait pris d’un petit sursaut, puis il enfouirait sa tête contre le torse de Ron. Il ferait semblant de ne pas pleurer. Ron ferait semblant de ne rien remarquer. Ils ne diraient rien. Après un temps, Ron flanquerait ses mains sous le haut de pyjama de Harry, pour effleurer ses côtes. Harry ne dirait rien car il ferait semblant de dormir. Puis Ron à son tour. Puis aucun d’eux ne dormirait, jusqu’aux premiers reflets de l’aube où ils feraient semblant de se réveiller. Ron regagnerait son lit avec l’attitude longuement répétée de l’adolescent encore pétri de sommeil. Ils ne diraient rien. Ron réajusterait ses rideaux, et Harry aussi, sans laisser cette fois le moindre interstice.
Mais, au moment où Ron s’apprêtait à se glisser dans le lit de Harry, Harry leva la tête vers lui et il avait soudain les yeux grand ouverts, la bouche grand ouverte aussi, et du sang qui lui noyait les sclères et qui s’éparpillait comme des racines rouges sur les joues. Il y eut un demi instant, puis Harry fut saisi de tremblements, puis d’un râle, puis d’un cri guttural qui semblait provenir de tous les recoins de son corps en même temps.
Ron trébucha, tomba en arrière. Sa tête cogna contre le bois de son lit.
Harry hurlait encore, les yeux écarquillés de sang, il se débattait à travers ses draps comme contre des spectres. Neville, et Dean, et même Seamus avaient bondi de leurs lits et ils furent bientôt plusieurs sur lui pour tenter de le contenir. Les cris se muaient en sanglots, puis en supplications délirantes. Les draps étaient tachés de rouge. Puis, après, plus rien.
Harry était assis dans son lit, le dos voûté et la tête en avant, comme un vautour. Il respirait fort. Ses ongles avaient écorché l’intérieur de ses mains. Il fixait Ron avec un air de terreur et de désespoir.
— Tu m’crois pas, c’est ça ? Toi aussi, tu penses que je suis taré ?
Harry n’était pas taré, mais ça aurait été fichtrement plus simple qu’il le soit. On pouvait toujours s’arranger avec un meilleur pote un peu taré. On s’arrangeait un peu moins avec un père qui mangeait les pissenlits par la racine. On s’arrangeait moins encore quand c’était de sa faute, parce qu’au lieu de réagir, on s’est juste dit que son meilleur pote était un peu taré.
On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres. Ron connaissait des tas et des tas de gens qui avaient perdu un cousin, une tante, un frère, ou un père. Il se sentait un peu coupable d’être aussi mal. “Au moins, il t’en reste la moitié, de tes parents.” Bien sûr que Harry ne dirait jamais quelque chose d’aussi inutilement cruel — même si ça n’en restait pas moins vrai. Il lui restait un demi quelque chose au lieu de rien du tout. Mais un demi quoi ? C’était difficilement définissable, surtout que sa mère n’était plus que l’ombre d’elle-même. Depuis l’annonce du décès, elle longeait les murs du Square Grimmaurd comme un caméléon : le visage tout chamarré de noir et les doigts qui crissaient sur le soubassement en bois sombre. Parfois, quand on lui parlait avec suffisamment d’insistance, elle croassait quelque chose et on faisait mine de s’en réjouir. “Elle va mieux, elle a parlé aujourd’hui !” C’était pour ça aussi que Ron se sentait un peu coupable d’être aussi mal : il était de toute évidence un faussaire en matière de deuil. Il était à la fois trop triste, et pas du tout assez, et puis il avait encore envie de manger, et parfois de rire, sauf que parfois moins, mais en tout cas certainement pas l’envie de faire la goule de haut en bas à travers toute la maison. Sans compter que, depuis que tout ça était arrivé, il n’avait pas pleuré du tout, et c’était sans aucun doute là la preuve de sa plus grande anormalité.
En fait, tout ça lui semblait très irréel. Après tout, il faut s’imaginer la scène : Harry qui se réveille comme d’une terreur nocturne, puis quelques heures après, on le pousse à toute allure au milieu des brancardiers et des robes vertes. Ici une vieille femme pleure son fils, là un fils pleure dans les jupons de sa mère. On les emmène enfin dans une salle un peu recluse, un peu à l’écart, et elle aurait presque pu paraître paisible si une dizaine de médecins en robe ne s’affairaient pas devant un gros aquarium.
Harry était resté juste devant l’entrée de la chambre. Il n’avait pas voulu s’imposer. À vrai dire, à lui aussi, tout lui semblait très irréel, mais il y avait déjà une nuance de culpabilité. C’était lui après tout qui avait attaqué M. Weasley. Il avait tout vu, de ses propres yeux. Il avait encore le goût du sang dans la bouche.
Ron se sentira coupable lui aussi, mais après le choc, après l’annonce définitive du décès, lorsqu’il comprendra que tout s’est finalement joué à quelques minutes. “Nous n’avons rien pu faire, le venin a agi de manière fulgurante. Il aurait fallu qu’on arrive presque immédiatement pour qu’il ait une chance de survivre.” Mais pour l’instant, Ron retient un mélange de rire et de larmes, parce qu’il voit son père “sous branchiflore” comme il souffre d’une “grave insuffisance respiratoire”. Et il ne sait pas bien ce que ça veut dire, si ce n’est qu’on l’a mis dans un aquarium et qu’il a l’air à peine vivant. Des filets de sang sortent de son nez, de sa bouche, de ses oreilles ; de sous ses paupières, de sous ses ongles ; de chaque côté de son cou, où se sont ouvertes des branchies. Ça lui fait comme un linceul rouge.
George finit par exploser de rire. “C’est nerveux, pardon.” Il s’excuse, sort de la pièce précipitamment. Ron reste. Sa mère s’est assise sur un petit tabouret qu’on a laissé là, tout près de l’aquarium. Elle regarde son propre reflet dans le verre. C’est trop difficile pour elle de regarder au-delà. Fred, qui ne rit pas du tout, s’est approché d’elle, il a posé sa tête sur son épaule et il ne dit rien. Il regarde le reflet de sa mère dans le verre.
Harry vit tout à coup George sortir de la chambre, avec un étrange sourire tout bariolé sur le visage. Il n’eut pas le temps de lui demander que George s’effondrait contre lui dans un fou rire. “On l’a mis dans un aquarium. Comme un homard.” Puis George s’arrêta soudain de rire. Il releva la tête et on avait répandu beaucoup de larmes sur ses joues.
En chuchotant : “Je crois que papa va mourir.”
Papa était mort. On l’avait appris vers quatre heures du matin. Tous les enfants, ainsi que Sirius, avaient déboulé dans la cuisine, où Mme Weasley était effondrée à terre face à la cheminée. Kreattur lui tapotait avec hésitation le dos du bout des doigts. Lorsqu’elle vit ses enfants dans l’encadrement de la porte, elle poussa un sanglot plus fort que les autres, qui ressemblait presque à un cri.
Tout le monde avait compris bien sûr. Il n’y avait pas grand-chose qui pouvait mettre maman dans un tel état. On connaissait maman furieuse, joviale, insistante, préoccupée. On ne connaissait pas ce bout de femme écroulé sur les pierres nues de la cuisine et qui hurlait de chagrin. C’était assez terrifiant. Fred, Charlie et Sirius avaient des larmes qui s’échappaient sans bruit des yeux. Ginny avait le regard dur. George s’était éclipsé. Ron avait l’air de quelqu’un qui refuse de comprendre. Harry, lui, n’était même pas descendu. Dès que Ron eut quitté la chambre, il s’était précipité dans le petit cabinet de toilette attenant pour vomir de la bile dans l’évier. Il avait chaud, la tête branlante, les mains collées à la sueur et la langue blanche.
— Hé, ça va ? Viens attends… oui, lève les bras. T’en as mis partout sur ton t-shirt. Allez, ça va aller. C’est rien, c’était rien, tout va bien.
Harry ne savait pas combien de temps s’était écoulé, peut-être quelques heures, car il faisait jour désormais. Ron le laissa assis sur le rebord de son lit pour aller réajuster les rideaux qui laissaient juste passer un rai de lumière. Il tira un peu, et la chambre fut de nouveau plongée dans l’obscurité. Il frissonna. Ron l’avait laissé en caleçon. Il posa ses mains croisées sur ses cuisses dans un instant de pudeur.
— Tu peux te tourner, steuplaît ?
Il s’exécuta sans un mot tandis que Ron retirait son haut, puis son pantalon, puis il y eut ensuite le froissement des draps. Harry se glissa à son tour dans le lit.
C’était étrange. Comme d’habitude, Ron glissa ses mains le long de ses flancs, pour effleurer ses côtes ; mais le geste n’était pas tout à fait celui auquel il était accoutumé. Harry ne savait pas si c’était le silence plus dense, ou bien le contact nouveau et effrayant de sa peau contre la sienne. Ils avaient souvent dormi ensemble, mais jamais comme ça. Ron remua un peu et puis leurs torses étaient l’un contre l’autre. C’était un peu poisseux. Ron puait la transpiration. Harry se sentit mourir de honte, car rien de tout ça n’avait de sens, si ce n’est qu’il était presque entièrement nu contre Ron, qu’il empestait le vomi, que le père de Ron venait de mourir par sa faute, et qu’il sentait le sexe dur de Ron pressé contre le sien.
— Ron, tu…
— Déso, fais pas gaffe. C’est… C’est nerveux je pense.
— Okay.
Blanc.
— Je suis pas comme ça tu sais. T’es mon meilleur pote. Enfin… voilà, quoi. Je te vois pas comme ça.
— Ah, okay.
Blanc.
— Moi non plus de toute façon.
Ron ne répondit pas. Il était déjà trop affairé à faire semblant de dormir.
Une semaine passa, puis c’était Noël. On avait entendu tôt le matin une grande exclamation dans la cuisine, car Mme Weasley était sortie de son hébètement tout à coup pour s’affoler aux fourneaux. Kreattur n’avait rien dit et l’avait laissée faire. Harry comprenait. C’était un moindre mal, quand bien même on se tenait désormais à bonne distance de la cuisine, comme elle avait toujours une tendance aux crises de larmes quand on croisait son regard.
Durant toute la matinée, on devait esquiver les guirlandes, les branches de houx et les bibelots, car Kreattur s’était donné la mission de décorer l’intégralité de la maison avant le repas. Il n’avait pas le temps pour la subtilité ; quand bien même, avec Mme Weasley, ils étaient seuls à manifester de l’entrain. Tout le monde semblait avoir tacitement renoncé aux festivités.
Lorsqu’on se mit à table, Mme Weasley arborait un sourire très large et très faux, qui lui creusait des rides comme à l’équerre. Au moment de servir la dinde, elle fondit en larmes et s’excusa. Tout le monde s’excusa après elle. On ne découpa même pas la volaille.
À vrai dire, ça lui était assez égal, à Harry. Il était même un peu soulagé. Ça lui semblait assez absurde, de fêter Noël, ou en tout cas de feindre à ce point l’enthousiasme. Ron savait très mal faire semblant d’être heureux. Harry avait surpris une conversation, la veille, avec Charlie ; il l’assurait que ce n’était pas de sa faute. C’était évident. Harry aurait pu le lui dire aussi, si seulement ils parlaient encore. Ça aussi, c’était bizarre. Au lendemain de cette nuit-là, ils s’étaient regardés sans un mot et Harry sut immédiatement que quelque chose était changé. Il ne savait pas dire quoi. Il n’était pas certain de vouloir savoir ; c’était comme ça : ça avait changé.
Et en même temps, c’était presque de l’ordre de l’évidence. Harry s’était cru à deux doigts de revomir, ça lui avait pris par deçà du nombril, pour lui retourner les tripes et depuis, il se sentait tout à revers. “Je te vois pas comme ça.” Harry ne savait pas trop quoi en penser. Lui non plus ? Mais un peu quand même ? Il ne s’était jamais ouvertement posé la question, mais le déni de Ron l’avait quand même un peu blessé. Puis quoi ! Il se sentait juste bizarre. Comme s’il avait oublié comment parler à Ron normalement. Et Ron devait avoir oublié aussi. Ils avaient tout au plus échangé des platitudes sans se croiser du regard.
Harry n’était même plus très sûr à vrai dire de la raison pour laquelle ils étaient devenus amis. Ron était son ami parce qu’il était… là. Il avait été là dès le début. Pour tout le reste, ils étaient en fait assez différents. Même en Quidditch, ils n’étaient certainement pas intéressés par les mêmes choses, et c’était à vrai dire leur seule passion en commun. C’était peut-être ce qui tracassait le plus Harry, car il se sentait proche de Ron sans savoir expliquer pourquoi ; et depuis cette nuit, ça lui semblait cassé d’une certaine manière, comme s’il était tout à coup sorti d’une sorte de transe et qu’il se rendait compte que…
En fait, c’était horrible à dire, horrible à penser. Peut-être que c’était pour ça que Harry évitait le regard de Ron. Peut-être qu’il n’avait pas du tout oublié comment lui adresser la parole. Il n’en avait juste plus vraiment envie.
Quand Harry revint dans le salon, Kreattur avait déjà fait disparaître le sapin.
On repartait demain à Poudlard.
Après le désastre de Noël, maman s’était de nouveau enveloppée de noir et de silence. “Il faut la laisser faire son deuil. Ça ira mieux au printemps mon grand.” Sirius aussi avait de grands traits noirs sous les yeux, comme des peintures de guerre, mais il faisait semblant de sourire. Parfois, quand ils se croisaient dans le couloir, il posait la main sur son épaule et serrait un peu. Ça avait un drôle d’effet sur Ron, comme si c’était de ça précisément dont il avait eu besoin.
On repartait demain à Poudlard, et Ron n’avait toujours pas reparlé vraiment à Harry. Il le regardait de loin, il le suivait, il lui jetait un regard en biais, le soir, au moment de se mettre en pyjama. D’habitude, c’était presque un jeu entre eux. Harry saisissait son regard et le lui rendait. Mais depuis, même au plus profond de son sommeil, Harry dormait sans regarder personne, et certainement pas Ron. Tous les soirs, il ajustait méticuleusement les rideaux pour qu’ils laissent transparaître un petit peu de la lumière de la lune, juste sur le visage de Harry. Mais c’était comme si le visage de Harry avait changé. Il n’avait plus ce masque, ou alors il en avait un autre, mais cette fois-ci un masque qui ne regardait pas du tout, le genre de masque aveugle, avec des yeux en ciment blanc dans lesquels on a creusé la demie sphère d’une pupille, sans traverser. Et c’était une situation insupportable, car Ron avait désespérément besoin de… de son meilleur ami, pour qu’il lui dise que ça n’est pas sa faute, que tout est pardonné, et que… que ça s’arrête.
Ron ne savait pas si c’était un symptôme inquiétant, mais il n’avait toujours pas pleuré. Il avait vu tous les autres pleurer au moins une fois. Même Percy, lorsqu’il était passé, n’avait pas pu déguiser le rouge qui fendait ses yeux. Ron, lui, avait l’impression de pleurer par dedans. Il s’imaginait une sorte d’averse tonitruante qui lui remplissait l’estomac, et c’était sans doute pour ça qu’il avait à ce point envie de vomir à longueur de journée. Quand il mangeait, ça lui tombait dans une large mer de larmes non déversées, qui lui éclaboussait les côtes par l’intérieur, puis jusqu’en haut de l’œsophage. Parfois aussi, il était pris de quintes de toux assez robustes et il était persuadé que ses poumons s’étaient remplis de larmes eux aussi. Puis ça passait, et évidemment, tout ceci lui semblait affreusement fantasque, pour ne pas dire enfantin. Il avait passé l’âge de ce genre de terreur sans queue ni tête.
Alors, pour se distraire de son étrange maladie, il passait ses journées à suivre Harry. Ce divertissement opposait une difficulté double, car d’une part il ne fallait pas se faire voir ; et ensuite, Harry avait une fâcheuse tendance à disparaître au détour de chaque couloir. C’était comme si la maison l’engloutissait soudainement. Derrière son passage d’ailleurs, la tapisserie semblait grouiller de mille vermisseaux invisibles.
Le plus souvent, Ron retrouvait sa trace en l’entendant parler à un autre membre de la famille. La piste était alors assez évidente, car Harry avait la voix inaturellement grave des adolescents qui viennent de muer. Il ne se rendait pas encore compte d’à quel point sa voix portait.
C’est comme ça que, la veille du départ, Ron retrouva la trace de Harry après l’avoir perdu de vue pendant presque tout l’après-midi. Le soir était tombé. On avait allumé les lampes à huile dans les couleurs, et les lustres hauts garnis de bougie dans les pièces. Il trouva Harry dans un des petits salons du quatrième étage, là où personne n’allait jamais, sauf parfois Kreattur quand il se sentait trop triste pour travailler. La porte était entrouverte. Ron colla sa joue contre le bois et inclina son visage pour tenter de saisir d’un œil ce qu’il se passait.
“Hé, c’est pas de ta faute. Moi en tout cas, je trouve que c’est pas de ta faute.” Harry laissa échapper un petit rire qui ressemblait étrangement à un sanglot étranglé. Ron ne voyait rien du tout, mais c’était la voix d’un des jumeaux. “Ton premier réflexe, ça a été de vouloir prévenir quelqu’un. T’as fait tout ce que tu pouvais. Je te trouve plus courageux qu’autre chose. Ça a dû être horrible pour toi.” Ron se pressa un peu plus contre le battant, juste assez pour entrouvrir davantage la porte.
Et c’était soudain George qui pressait ses lèvres contre celles de Harry, Harry avec la gorge jetée en arrière et les mains perdues dans la nuque de son frère. Harry qui fermait les yeux avec ce regard qu’il n’aurait jamais voulu adressé à quiconque. “Traître.” George avait foutu ses mains juste sous le t-shirt de Harry, dans le creux de son dos, et Harry, lui, Harry se laissait faire. Il y avait un grand déséquilibre dans sa tête, par l’intérieur de son ventre, beaucoup de larmes très chaudes qui produisaient des remous dans tous ses organes et Ron tomba à la renverse, sa tête violemment jetée contre la porte qui s’ouvrit tout grand.
Blanc.
Harry et George ne s’embrassaient plus. Ron détala.
On le retient par le poignet, et il sait que c’est son frère. De toute évidence, ça ne pouvait pas être Harry. “Je te déteste.” Il répète ça, sans cesse. Mais son grand frère le serre en réponse plus fort dans ses bras. Il lui caresse les cheveux. Il lui dit des bêtises, et il se sent mal parce que ça lui fait du bien, d’entendre ça. Il se met à pleurer sans s’en rendre compte.
Harry, lui, avait été de nouveau englouti par la maison.