
Crescendo e diminuando
La musique se renforce tandis que Cho avance. Ses pas, sans qu'elle ne s'en rende compte au début, se mettent au tempo, comme une pulsation de cette mélodie venue d'on ne sait où.
Et puis soudain, Cho voit. Ou plutôt Cho comprend, où plutôt Cho sent. Devant elle un mur. Un mur qui est aussi une porte. Un mur devant lequel elle passe trois fois en pensant très fort à ce qu'elle voulait.
Savoir d'où venait cette musique, et puis qui la jouait là-dedans.
Et ce faisait elle repense à une autre porte. La porte de l'armoire du salon. Une porte fermée depuis bien trop longtemps.
***
Après la... Après la mort de Bao, les parents de Cho avaient posé des congés, et étaient restés avec elle pendant un temps. Ce fut un beau temps, un temps doux, un temps partagé, un temps pour oublier la peine en restant ensemble, même pour une minute ou deux. Cho avait lu des livres, tout un tas avec sa mère, et puis elle s'était baladée avec son père dans la forêt voisine, et puis elle l'écoutait des heures, lui qui connaissait si bien les plantes et les animaux qui le passionnaient.
Mais tout temps a une fin, toute mesure se termine, tout morceau se clôture, et bientôt, les parents de Cho étaient retournés travailler. Et le temps des vacances était terminé lui-aussi, et Cho était retournée à l'école. Mais sa tristesse n'était pas partie, elle, et elle restait figée comme une seconde peau qui repoussait les rires, qui tuait les blagues avant même qu'elles ne naissent dans son esprit. Et qui par conséquent, repoussait les autres, parce que même ses amis ne se sentaient pas de gérer un deuil (la maîtresse les ayant informés très délicatement de la situation), même eux ne savaient pas quoi faire et préféreraient commencer directement leur partie d'épervier plutôt que de passer la récréation à la convaincre de jouer avec eux en vain.
Il n'y avait que deux choses qui aidaient Cho à tenir.
D'abord, Marietta. La fille qui avait éclairé le soir tragique au Ministère était devenue sa meilleure amie. Cho en avait parlé à sa mère, et les deux filles se retrouvaient régulièrement, et puis elles parlaient, jouaient, et puis Cho oubliait qu'elle était triste, oubliait qu'elle était seule. Avec Marietta ça n'était pas vrai.
Mais Cho ne lui avait pas dit pour Bao. Elle n'avait pas envie d'affronter un autre regard navré, compatissant, un regard qui disait "je suis désolé" quand la bouche ne l'articulait pas, un regard gentil certe, mais un regard qui n'aidait pas. Marietta n'avait pas connu l'ancienne Cho, celle qui avait une grand-mère ; ou tout au plus un seul soir, durant lequel elle ne lui en avait pas parlé, parce qu'au fond de son cœur, elle espérait encore et ne voulait pas laisser s'échapper cet espoir si maigre en le partageant.
Cho évitait que son amie discute trop longtemps avec ses parents, et surtout quand elle n'était pas là, parce qu'elle avait peur qu'ils ne lui posent des questions sur son moral ce qui ne manquerait pas de l'interroger. Elle ne lui avait pas parlé du violoncelle caché dans la grande armoire, non, Cho tenait Marietta en dehors de ce qu'elle se forçait à appeler tout ça pour mieux oublier. Ce dont on ne parle pas n'existe pas, se disait-elle. Et ce monde de verre si fragile et si beau, tenait, mais par quel miracle ? Et surtout jusqu'à quand ?
La réponse à ces deux questions tenait en la deuxième "chose", qui était un objet, un grand objet de bois lourd et creux, un violoncelle, celui de Bao. Le premier jour où Cho était rentrée de l'école et avait trouvé la maison vide, elle avait d'abord pleuré. Combien de temps, elle ne savait pas, peut-être une heure, peut-être une minute, peut-être une seconde, peut-être une vie.
Toujours est-il que ses pas l'avaient menée à la grande armoire qui renfermait le violoncelle de Bao. Un trésor qu'elle avait laissé derrière elle, comme intentionnellement, comme pour dire à sa petite fille qu'elle était encore là même si ce n'était qu'en pensée.
Les petites mains de Cho ont saisi la planche, l'archet puis l'énorme instrument qu'elle tente de manière précautionneusement malgré son poids, malgré sa taille.
Puis, assise sur une petite chaise en bois, elle avait essayé de reproduire les gestes que Bao lui avait appris. De reproduire à son petit niveau cette musique qui la faisait tant rêver, cette musique qui la ramènerait au moins un instant à cet étrange pays du passé, qui était si beau mais qu'elle a dû quitter.
Bien sûr ça ne marcha pas. Comment une petite fille de neuf ans aurait-elle pu égaler, seule en un après-midi, les années de pratique d'une musicienne passionnée ?
Les notes qui sortent de l'archet sont rêches.
Fausses.
Miaulantes.
Elles cognent sur le bois, sur le chevalet, sur le manche.
Les doigts pas assez forts peinent à appuyer suffisamment sur les grosses cordes.
Au début ça la déçoit, Cho.
Elle pleure encore de frustration. Pourquoi ces notes magiques ne sortaient plus de l'instrument ?
Puis elle comprend.
Que c'est normal, qu'elle vient de commencer.
Que si ça avait été facile, ça n'aurait pas été aussi beau.
Alors elle se fait une promesse, Cho.
Un jour ce sera beau. Un jour de tout là-haut ou de où que ce soit d'autre, Bao l'écoutera jouer et elle sourira, elle sera fière de sa petite fille.
Et alors Cho sera heureuse de lui avoir rendu un millième de ce qu'elle lui avait donné.
Mais pour ça il faut s'entraîner.
Elle s'entraînera presque tous les soirs, Cho.
En rentrant de l'école, en trouvant la maison vide, tous les soirs elle ouvrira le placard pour en sortir le violoncelle et elle aussi commencer à l'apprivoiser.
Le découvrir, chercher des notes, des mélodies, trouver une manière de tenir l'archer, de placer ses mains. Peut-être que ce n'était pas très académique, mais ça lui suffisait.
Et puis aussi, se renseigner. Se poster discrète à la fenêtre de l'école de musique de sa ville qui était sur son chemin pour rentrer chez elle tous les jours.
Aller à la bibliothèque et y emprunter tout ce qu'elle pouvait sur l'instrument. Partitions, histoires de la musique et même une méthode d'apprentissage laissée là par on ne sait qui. Un on ne sait qui envers qui elle avait maintenant une gratitude infinie.
Peut-être sa technique n'était pas bien conventionnelle mais.
Ça lui plaisait à Cho.
Elle en oubliait de pleurer. Elle réapprenait à vivre. Chaque progrès la rendait heureuse comme presque rien au monde et le jour où elle réussit à reproduire de tête une de ces mélodies que Bao jouait et qui était restée gravée dans sa mémoire, elle pleura.
Mais de joie cette fois.
Mais toutes les bonnes choses ont une fin à ce qu'on dit. Pourtant, Cho espérait que ça au moins resterait.
Elle avait retrouvé un équilibre, et mille petites raisons d'être heureuse. Marietta, la meilleure amie qu'elle avait jamais eue. Ses parents qui quand ils étaient là, faisaient des efforts pour rester avec elle, et étaient tout heureux de voir son état s'améliorer. Et puis donc, le violoncelle, son ancre dans la réalité et dans les rêves à la fois.
Mais toutes les bonnes choses ont une fin.
Même celle-là.
Un jour que Cho était rentrée de l'école et avait comme à son habitude attrapé le violoncelle - leur violoncelle, à Bao et à elle, comme elle se plaisait à l'appeler - elle entendit, ou plutôt aurait dû entendre, la porte de la maison s'ouvrir prématurément.
Elle aurait aussi dû entendre les pas.
La conversation.
Une seconde porte - celle de la pièce où elle se trouvait - bouger à son tour.
Ses parents rentrèrent dans la pièce.
Après ça, Cho ne se rappelle de pas grand-chose, si ce n'est qu'il y avait eu une dispute ; et que visiblement elle avait perdu puisque le violoncelle de Bao - leur violoncelle - était dorénavant enfermé dans l'armoire elle-même magiquement fermée.
Il paraîtrait que ce n'était pas bon elle tout ça.
Que l'instrument était fragile et vieux - vénérable - et qu'elle risquait de l'abîmer avec sa maladresse enfantine.
Qu'il fallait qu'elle apprenne à se détacher de sa grand-mère, pourtant on aurait dit qu'elle y avait déjà réussi, non ?
Tu nous déçois Cho. Arrête-ça. Ce n'est pas bon pour toi.
Cho avait fui chez Marietta, en courant pour essayer de se débarrasser de l'énergie de son chagrin, et pour la première fois, elle lui avait tout raconté. Et son amie l'avait juste prise dans ses bras et lui avait dit "Pourquoi tu as gardé tout ça pour toi ?".
Et Cho avait commencé son deuil une deuxième fois.
Et s'était juré de ne plus jamais pleurer.
Depuis ce jour, la porte de l'armoire du salon est restée, toujours, désespérément fermée.