
Northern Attitude
Le blouson en cuir pendait sur le dossier de la chaise bancale, là où Sirius l’avait laissé la veille, juste après s’être effondré sur le lit sans prendre le temps de retirer ses bottes. Il attrapa la veste d’un geste automatique en enjambant les piles de livres et de vaisselle sale qui s’entassaient dans son studio, minuscule et froid, au dernier étage d’un immeuble qui sentait l’humidité et la friture. Un taudis. Mais c’était ce qu’il avait pu se payer avec son casier judiciaire encore tiède et ses économies quasi inexistantes.
Il descendit les marches deux à deux, le cuir grinçant contre ses épaules, et sortit dans l’air vif d’Édimbourg. La lumière du matin filtrait à peine entre les immeubles de pierre sombre. L’asphalte était encore humide de la pluie de la nuit. Il cala son casque sur sa tête et enfourcha sa moto, une vieille Triumph cabossée mais fidèle, qu’il entretenait avec autant de soin qu’il le pouvait.
Le moteur gronda en réponse à la clef. La vibration sous son corps lui permit de se sentir détendu pour la première fois de la journée. Une promesse de liberté, même si ce n’était que pour les cinq minutes de trajet jusqu’au café. Il roula vite. Il roulait toujours trop vite.
Quand il se gara à l’arrière du bâtiment, la ruelle était encore vide. Il passa par la porte de service, et entra dans le silence des Trois balais.
Le café ouvrait dans une heure, mais l’odeur familière de grains torréfiés et de plancher ciré l’accueillit comme un manteau. Il accrocha son blouson au crochet près de la réserve, releva les manches de son t-shirt noir, découvrant les lignes entrelacées de tatouages. Certains remontaient à l’époque de sa fugue, à seize ans, mais la plupart avaient été ajoutés plus tard, quand les murs de la prison lui avaient donné envie de dessiner sur sa peau pour ne pas devenir fou.
Il attacha ses cheveux en un chignon flou à l’arrière du crâne, les mèches encore humides de la douche froide de l’aube. Son reflet dans la vitre lui renvoya une image étrange : un homme qui semblait plus vieux qu’il ne l’était, avec ses cernes sous les yeux et cette tension persistante dans la mâchoire. Mais aussi quelque chose de calme, peut-être. Presque résigné.
Il venait tôt. Toujours. C’était plus simple ainsi. Travailler le matin, avant que les voix ne deviennent trop nombreuses, avant que les souvenirs ne remontent.
Il avait cru qu’il ne retrouverait jamais ce genre de calme, en sortant. Que tout était fini pour lui. C'était sans compter la bienveillance éternelle d'Alphard a son égard.
Les Trois Balais était une couverture. Une planche de salut. Et Sirius n’avait jamais eu le cœur de le dire à son oncle — pas en toutes lettres — mais il savait ce qu’il avait fait pour lui, en rachetant ce coffee shop, quand Sirius lui avait annoncé que sa sortie conditionnelle avait été acceptée, si il pouvait trouver un emploi et un endroit où se loger. Cela faisait deux ans en novembre.
Il terminait de vérifier les machines quand Alphard entra, vêtu d’un manteau vert bouteille et d’un bonnet tricoté. Il avait cette allure entre dandy et vieux pirate.
— Bonjour, petit, lança-t-il comme si Sirius avait quinze ans.
Sirius leva les yeux au ciel.
— J’ai trente-cinq ans.
— Et t’as toujours cette tête de gosse qui n’a pas dormi. Tu dors pas, hein ?
— Je dors quand j’ai le temps. Et j’ai eu un rêve où tu parlais moins.
— Touché.
Alphard alla directement vers la machine à café et se servit un expresso noir comme la nuit.
— Belle matinée. T’as fait rugir ton engin jusqu’ici ?
— Comme tous les jours.
— Je préfère le bruit de ta moto à celui de ton silence malheureux. Et puis t’as l’air classe. Les clientes en parlent, tu sais.
— Les clientes ne me connaissent pas.
— Peut-être, mais elles aiment les types ténébreux qui sentent le café brûlé et la liberté conditionnelle.
Sirius lâcha un ricanement sans joie, mais il ne dit rien. Il se mit au travail : nettoyer les tables, trier les viennoiseries, préparer les sacs de grains. Il connaissait chaque geste par cœur. Il se glissait dans le rythme comme dans une seconde peau.
Vers 7h30, les premiers clients arrivèrent. Des étudiants fatigués, des profs pressés, quelques habitués. Le café se trouvait à deux pas de l’université, et Sirius reconnaissait certains visages sans connaître les noms.
Il aimait ce flottement : les bribes de conversation, la musique douce en fond, les mains qui s’activent. Il y avait un certain luxe dans l’anonymat, ici.
— Et tu t’es réinscrit à tes trucs de poterie cette année ? demanda Alphard en passant derrière lui avec une pile de tasses.
— Ouais. Les cours du soir commencent dans deux semaines. Atelier modelage et tournage. Rien de prétentieux.
— C’est pas prétentieux, c’est génial. Tu m’as toujours dit que la seule chose qui t’apaisait, c’était la terre et la céramique.
Sirius haussa les épaules, esquiva le compliment.
— Tu veux pas dire « la seule chose qui m’apaisait après les bagarres dans la cour » ?
— Je veux dire : t’as le droit à une vie normale, petit. Même avec ton passé. Surtout avec ton passé.
Sirius ne répondit pas tout de suite. Il nettoyait la buse vapeur d’un geste précis, presque mécanique, les épaules tendues comme un ressort sous le tissu fin de son t-shirt noir.
— Normal, hein… marmonna-t-il. Toi, t’as jamais été coincé dans un cagibi de deux mètres sur deux avec un mec qui parle à son mug.
— Non, mais j’ai survécu à ton adolescence. C’est presque pire.
Sirius leva un sourcil, puis s’autorisa un sourire en coin.
— Tu veux dire quand je ramenais des mecs chez toi à trois heures du matin et que je piquais ton whisky ?
— Je veux dire quand tu te teignais les cheveux en rouge et que tu faisais semblant d’être une superstar du rock.
— J’étais un incompris.
— T’étais surtout chiant comme la pluie.
— Touché, murmura Sirius. Il tapota sur l’écran de la tablette accrochée au mur, où défilait la playlist du matin — la playlist jazzy un peu chiante avec tous les titres favoris d'Alphard. Il fit défiler les titres jusqu’à en trouver un plus honnête.
Il lança “Northern Attitude” d’un glissement du doigt, et la voix de Noah Kahan emplit doucement l’espace.
Alphard leva un sourcil.
— Encore ton goût de l’ambiance mélancolique ? Tu vas faire fuir les étudiants, tu sais.
— Qu'est-ce qui éloignerait un étudiant de sa dose de caféine ?
Sirius recula, croisa les bras et s’adossa au comptoir, observant la salle avec un soupçon d’ironie dans le regard.
Le café s’était rempli lentement. Le soleil, hésitant, filtrait par les grandes baies vitrées, lavant les murs de lumière pâle. Deux étudiantes révisaient à une table près de la baie, leurs carnets ouverts, un latte mousseux à la main. Un homme en costume feuilletait distraitement un journal. Plus loin, un couple riait tout bas, leurs doigts entrelacés sur la table. L’odeur du pain chaud et du café fraîchement moulu adoucissait l’air.
Sirius s’immergeait dans cette routine comme on glisse sous la surface d’un lac. Il aimait ces heures suspendues, cette fausse normalité. Les gestes répétés, les sourires de service, la vaisselle qui s’entrechoque doucement. Les éclats de voix. Les soupirs. Les silences.
La chanson se déroulait comme un fil tendu.
If I get too close
And I'm not how you hoped
Forgive my northern attitude
Oh, I was raised out in the cold
Il n’écoutait pas vraiment. Et pourtant, elle passait sous sa peau.
Alphard passa derrière lui en posant une main sur son épaule.
— C’est marrant, dit-il. Tu joues les cyniques, mais t’as toujours eu le cœur plein de chansons tristes.
— Tu veux pas aller essuyer des verres, plutôt ?
— Tu veux pas admettre que t’as toujours été un écorché romantique ?
— Tu veux pas aller… très loin ?
Ils échangèrent un regard amusé, presque tendre. Une habitude. Une manière d’aimer.
La matinée défila. Sirius prépara des cafés, servit des gâteaux, encaissa des clients. Il échangea des plaisanteries avec des habitués, faillit s'étouffer en essayant de ravaler son rire quand un étudiant lui demanda s’il avait « du lait d’avoine cru non filtré bio », et esquiva poliment un regard insistant d’un professeur trop matinal. Le rythme s'intensifia sur les coups de midi, et il passait plus de temps derrière le comptoir a attraper les sandwichs préparés par Alphie durant la matinée qu'à faire des latte art.
Il se détendait dans le rythme imposé par le rush, jonglant entre les cafés et les sandwichs sans avoir le temps de s'arrêter pour penser. Il venait de servir un smoothie a un lycéen a l'air harassé, et la file d'attente s'allongeait. Il y avait dans l’air ce courant étrange, comme un vieux morceau qui revient à la radio après des années de silence. Une chanson qu'on connaît encore par cœur.
Il l’avait reconnu avant même de lever les yeux.
Il n'avait pas changé. Enfin, si, évidemment : les cernes s'étaient agrandis, la fatigue sculptée dans chaque ligne de son visage, une chemise froissée avait remplacé les éternels tee-shirts de leurs vingt ans... Mais c’était lui. Toujours lui. Toujours ce mélange de chaos soigné et de dignité bordélique.
Sirius sentit le monde ralentir. Les bruits autour devinrent flous, distants. Il se redressa derrière le comptoir, essuya ses mains moites sur son tablier et essaya de se convaincre que son cœur n’était pas en train de marteler comme un tambour de guerre.
— Qu’est-ce que je te sers ?
Remus leva les yeux vers lui. Sirius eut tout juste le temps de plonger son regard dans ses yeux, jaunes dans la lumière du soleil de septembre qui filtrait à travers la baie vitrée du café, avant de le voir vaciller.
Pas dans le sens poétique. Littéralement. Ses genoux plièrent d’un coup sec, les livres glissèrent de ses bras, et il s'effondra contre le comptoir, rattrapé de justesse par un tabouret vide.
— Merde, souffla Sirius en contournant le bar à la hâte.
Et il était là. Vraiment là.
Il jeta un coup d'œil autour : quelques clients regardaient dans leur direction, inquiets ou curieux. Une serveuse hésitait à intervenir. Sirius la rassura d’un geste, puis se tourna à nouveau vers Remus, l'attrapa Remus sous les bras, surpris par sa légèreté. Trop maigre. Trop pâle. Et ses mains, tremblantes, froides comme des glaçons.
— Moony ? Moony, écoute-moi, reste avec moi, d’accord ? Je vais te donner du chocolat, ça va passer.
Le surnom lui échappa sans qu’il y pense. Pas de réponse. Juste ce regard vague, presque vitreux, et un froncement de sourcils, comme s’il tentait de remettre des pièces manquantes à leur place.
Une cliente laissa échapper un « oh mon dieu » discret. Le lycéen reposa son smoothie, l’air vaguement paniqué.
— Il fait une crise d’hypoglycémie, annonça Sirius plus pour lui-même que pour la foule.
Ses gestes reprirent d’instinct. Il se redressa, attrapa un brownie au milieu des snacks, s'agenouilla devant Remus, maintenant assis au sol contre le comptoir. Il ouvrit doucement ses doigts crispés et plaça le gâteau dans sa paume. L'autre homme ne protesta pas, se contenta de le porter à ses lèvres avec une lenteur douloureuse.
— Mange ça. Vas-y, Remus, reviens avec moi, souffla-t-il à voix basse.
Remus cligna des yeux. Un frisson traversa son visage, et Sirius sentit quelque chose fondre en lui. De l’inquiétude. De l’affection. De la colère, peut-être aussi. Treize ans. Et il débarquait comme une apparition, pour s’évanouir à ses pieds.
— T’as pas mangé, hein ? marmonna Sirius avec douceur. Putain, Remus. T’as pas changé.
Il le força à prendre quelques bouchées. Le silence s’installa, pesant. Les murmures autour s’éteignirent lentement. Le café reprenait sa respiration.
Remus toussa légèrement. Ses doigts se refermèrent autour du brownie. Puis ses yeux, plus clairs que dans ses souvenirs, se posèrent sur lui avec une intensité presque douloureuse.
— …Sirius ?
Sirius aurait voulu rire. Ou pleurer. Ou hurler. Il se contenta de souffler :
— Salut.
Et ce simple mot, ce ridicule petit mot, fut un raz-de-marée.
Le regard de Remus papillonna vers lui, flou, absent. Il semblait chercher quelque chose qu’il ne trouvait pas. Ou quelqu’un. Puis il souffla, à peine audible :
— Teddy…
Sirius se figea.
Teddy ?
Il fronça les sourcils, incapable de masquer l’espèce de piqûre glaciale qui lui mordit le ventre. Teddy. Génial. Treize ans sans se voir, et maintenant il faisait des malaises dans son café en appelant un type au hasard. C'était quoi, son mec ? Un coloc ? Un chien ?
Un chien, ce serait bien. Il espérait presque que ce soit un chien.
— Tu sais où tu es ? demanda-t-il doucement.
Remus acquiesça à peine. Son regard s’éclaircit une seconde, puis il souffla :
— Le café… à côté de la fac. Je… on venait tous les midis. Mais... toi...
Il s’interrompit. Son regard se planta dans celui de Sirius, et cette fois, il y avait autre chose. De la panique. De la gêne.
Et une étincelle de reconnaissance.
— C’est toi, murmura-t-il.
Sirius sentit sa gorge se nouer. Il voulait hurler, dire “évidemment que c’est moi, pour qui tu me prends ?”, ou peut-être juste “oui”. Mais aucun mot ne sortit. Il hocha simplement la tête, avalant sa salive.
Remus ferma les yeux. Sa tête bascula légèrement en arrière, heurtant doucement le mur.
— Génial, marmonna-t-il. Vraiment… génial.
Sirius grimaça.
— Je t’ai pas non plus invoqué ici, tu sais.
— Je sais.
Un silence. Pesant, pas encore hostile. Juste… fragile.
Sirius se leva à moitié, puis hésita.
— Est-ce que… est-ce que tu veux que j’appelle quelqu’un ? Un collègue, un Teddy… ?
Il regretta aussitôt. Trop direct. Trop personnel. Trop tôt.
Mais Remus secoua la tête, les joues légèrement rougies.
— Non. J’ai juste besoin de… manger un truc. Et de me poser. Ça va aller.
Sirius soupira. Il resta encore une seconde figé là, debout devant lui, à se demander s’il devait proposer un verre d’eau, un autre carré de chocolat, ou tout simplement disparaître.
Finalement, il murmura :
— Tu devrais t’allonger un peu, souffla-t-il. J’peux t’emmener dans l’arrière-salle. Y a un canapé. Ou juste rester assis là, si tu préfères. Mais pas question que tu rentres sans avoir avalé autre chose que du chocolat.
Remus pinça les lèvres, puis acquiesça.
— D’accord.
— Tu peux marcher ?
— Je crois, oui.
Sirius lui glissa un bras autour de la taille, hésitant à peine. Le contact fit remonter une vague de souvenirs qu’il repoussa immédiatement dans un coin de sa tête. C’était trop. Trop tôt. Trop tout.
Il l’aida à se lever, le guida doucement jusqu’à la petite pièce au fond du café, entre la réserve de tasses et le stock de lait d’avoine. Une minuscule banquette en velours élimé les attendait là, sous une étagère branlante de bouquins et de mugs oubliés. Il l’y installa avec précaution.
— T’as toujours ce besoin maladif de sauver les apparences, hein ? souffla Remus, un sourire en coin malgré la fatigue.
Sirius se redressa, un sourcil levé.
— Et toi, t’as toujours besoin qu’on te sauve malgré toi.
Un silence glissa entre eux. Chargé. Trop court, et déjà trop plein.
Sirius recula d’un pas.
— Je vais te chercher un sandwich. Bouge pas.
Et il sortit de la pièce, le cœur battant, incapable de dire s’il tremblait de colère ou d’autre chose.
Un sandwich. Un chocolat chaud. Et peut-être un peu de courage. Parce que pour la première fois depuis des années, il n'avait pas l'impression que sa vie était un tunnel vide de sens.