
Au service secret de sa majesté
Si je me méfie de lui? Bien évidemment. Si je lui fais confiance? Certes non. Je serais un bien mauvais espion si, sous mes airs chaleureux et accueillants que tout bon anglais doit offrir je ne gardais pas une once de méfiance envers la personne que j'ai en face de moi. Enfin une once... parlons plutôt d'une dizaine de livres de méfiance, pour être plus précis. Le type en face de moi est un traitre à sa patrie, et en tant que tel, il ne mérite pas ma confiance pleine et entière. Même si objectivement, personne n'a obtenu ma confiance pleine et entière, à part mes parents. Et encore, c'est seulement des années plus tard que j'ai appris que mon père travaillait pour les services secrets. Ma cordialité n'est qu'apparente, parce que l'opportunité de recruter un agent comme lui, un des meilleurs de Russie, dans nos rangs est presque trop beau pour être vrai. S'il est sincère, ce Yasha pourra nous apporter des informations inestimables. Mais si c'est un agent double... il va falloir faire attention. Très attention. Et être prudents. Tout en réfléchissant à tout ceci je lui offre mon plus beau sourire alors que je nous sers deux verres d'excellent whisky. Et dire que là-bas ils font de l'alcool avec les patates. Les patates. Cela illustre bien leur manque de culture et de développement flagrants. Chez nous le plus petit paysan a la télévision ou au moins la radio. Là-bas, dans les terres les plus reculées, on dit que certains ne savent même pas que le Tzar est tombé et qu'il y a eu une révolution... Pire que tout, leur gouvernement a eu l'idée de mettre en place une doctrine totalement stupide : le communisme. C'est bien un russe, et un juif d'après ce que j'aurais entendu, pour mettre au point une théorie pareille. Si mes parents, mes grands parents et tous mes ancêtres, ont été récompensés pour avoir servi Dieu et la couronne, je ne vois pas pourquoi nous devrions partager nos terres et redistribuer nos richesses à des culs-terreux qui font bien trop d'enfants et passent bien trop de temps au pub. Et puis quoi, je n'ai aucune envie de descendre dans le fumoir du manoir et de voir une famille de six en train de brailler et de faire son linge au milieu des sofas en soie et des rideaux de velours.
Et alors que mon regard se porte autour de nous, je pourrais comprendre pourquoi, pourquoi il souhaiterait venir ici. Pourquoi travailler pour la Reine pourrait être une bonne chose. L'Angleterre est la plus grande nation du monde, notre pays s'est remis de la guerre et quasiment tous ses stigmates ont cicatrisé. Il y a du travail et de la nourriture à foison. Alors que je fais lentement tourner le liquide ambré dans le verre en cristal taillé, sentant la douce chaleur du feu qui crépite dans l'âtre, et les odeurs du dîner qui nous attend, je me dis qu'on serait idiot de renoncer à tout ça, et que n'importe qui souhaiterait avoir ça. C'est humain de désirer et de posséder. Personne de sain d'esprit n'ira choisir une masure à un manoir, ou une tranche de pain beurré à du homard. Soyons sérieux. Nous nous observons comme deux agents ayant passé de nombreuses heures à lire sur l'autre sans même avoir besoin de lui parler pour savoir tout de lui. Et chacun sait que l'autre est en train de tromper l'autre ou en tout cas lui montrer ce qu'il a envie de lui montrer et rien d'autre. C'est un jeu auquel lui et moi sommes bien rodés. Une fois ma cigarette terminée je l'écrase dans le lourd cendrier et retourne le vinyle qui vient de s'achever. Personne ne dit rien pendant encore quelques minutes, jusqu'au moment où une sonnerie retentit. Mon sourire s'agrandit et d'un signe de tête je désigne la porte.
Le dîner est cuit. Venez nous allons nous installer dans la cuisine. Ce sera informel mais après tout nous ne sommes que deux. Vous me suivez?
Laissant là mon verre de whisky je le précède jusqu'à la cuisine au sol carrelé de noir et de blanc, aux murs recouverts d'armoires et d'étagères servant à abriter le nécessaire pour nourrir des hordes de chasseurs affamés après des heures de galop dans les champs. La grande table en bois rustique est dressée pour deux, avec de la vaisselle simple, une argenterie basique et une brassée de fleurs fraîches dans un vase. Diverses salades sont disposées et je fais signe à mon hôte de s'installer pendant que je sors le poulet du four, le déposant sur la table, doré et grillé et souhait. Nouant une serviette autour de ma taille je commence à le découper lentement.
Vous préférez quels morceaux? Pendant ce temps, je vous laisse ouvrir le vin?
Je lui donne ce qu'il veut, puis l'observe se débrouiller avec la bouteille. Du vin français. Je me laisse retomber sur ma chaise et trinque avec lui avant de faire rouler une gorgée de Bordeaux délicieux sous ma langue. Reposant mon verre, je prends mes couverts et attaque.
Maintenant que nous sommes là, nous pouvons parler des choses sérieuses. Demain je vous laisserai vous reposer, au vu de votre long voyage, puis l'après-midi nous attaquerons les évaluations sportives. Dans les prochains jours je vais aussi vous faire parler de vos missions en Russie, qui vous avez vu, ce que vous avez fait et autres. Vous devez tout me dire. Je remplirai un rapport sur vous, qui comportera aussi un examen de diverses disciplines. Combat, infiltration, crochetage et autres. Et si j'estime que vous serez un joyau de plus sur la couronne de la Reine... eh bien nous vous accueillerons à bras ouverts. Je cesse de monopoliser la parole et vous laisse me poser toutes les questions que vous pourriez avoir. Je vous écoute...